Issam, 28 ans, est pompiste et célibataire. Ce jeune homme souffre de ne pouvoir libérer sa mère de ce qu’elle endure quotidiennement avec ses frères, des marginaux souffrant de déviances et de troubles mentaux.
«Si je vous dis que je suis un miraculé, il faut me croire. Je veux dire par là qu’heureusement, ma destinée ne ressemble en rien à celle de mes deux frangins sans parler de ma sœur. Oui, l’un est devenu clochard et l’autre souffre de troubles psychiatriques. Et comme dirait ma tante maternelle, je ne sais pas ce qu’a pu commettre de si grave ma pauvre mère, pour avoir à le payer aussi cher. Je déplore infiniment sa situation mais, bien plus encore, le fait que je ne pourrai jamais la libérer de son cauchemar. D’ailleurs, à un moment, pour éviter de commettre un crime, il avait fallu que je déguerpisse de notre maison. Est-ce que je regrette d’avoir sauvé ma peau en ayant été égoïste? Je vous répondrai, pas le moins du monde. Peut-être qu’après avoir lu mon histoire vous trouverez que j’ai eu raison.
Je suis né dans une famille très nombreuse, qui a été réduite de moitié ou plus. Mes parents avaient beaucoup galéré pour pouvoir construire un foyer. Cependant malgré tous leurs efforts, ils n’y connaitront aucune félicité.
Mon père avait quitté à l’âge de treize ans sa région située au fin fond du sud. La faim et la dèche totale des siens ne lui en avait pas laissé le choix. Il longera de nombreuses heures le bord de la route avant qu’un camionneur ne le dépose à Marrakech. L’homme en question doté d’une âme charitable ne l’abandonnera pas sans lui donner de quoi se nourrir et regagner la ville de Salé.
Il finira par y poser les pieds, mais non sans avoir beaucoup d’ennuis. Coincé entre Settat et Berrechid pendant deux ans, à l’âge de 15 ans, il réussira à échapper à la domination d’un sombre individu qui le faisait travailler comme mendiant et à celle d’une vieille folle qui l’avait séquestré pour lui servir de boy à tout faire.
Ces deux ignobles expériences lui apprendront à devenir plus méfiant et à prendre un peu plus de précautions avant de causer avec quiconque ou de s’installer quelque part pour dormir. Il savait désormais que dans la rue, nul ne lui ferait de cadeau sans contrepartie. Et aussi, que pour son salut, il valait mieux vite se dégoter un petit boulot. Son chemin sera jalonné d’épreuves et de déceptions amères, mais il trouvera la stabilité en tant que «fernatchi». Entretenir correctement le feu des chaudières de hammams lui permettra de rencontrer ma mère. Elle-même, «kessala» usant de sa force pour le gommage des corps d’habituées de bains au hammam. Ils se marieront, économiseront beaucoup avant que leur soit permise une opportunité de construire sommairement un petit lopin de terre en remplacement d’une habitation dans un bidonville. Nous, leurs huit enfants nous naitrons dans des conditions qu’aucun humain digne de ce nom ne souhaiterait pour sa progéniture. Mon père décèdera, après avoir lui-même enterré quatre de ses enfants. Il n’était pas vieux mais une maladie respiratoire très mal soignée lui sera fatale.
Parmi les survivants, il y aura ma sœur qui épousera un homme qui avait déjà un foyer et des enfants. Avantagé par son physique androgyne et freluquet, il l’avait bernée en lui assurant qu’il était célibataire. Il profitera de sa naïveté pour l’engrosser. Par peur de passer sous les verrous, il convaincra sa première épouse d’accepter son mariage avec ma sœur. Depuis le jour de son union quasi imposée et aussi celui de son départ, nous ne reverrons plus jamais, ni ma sœur, ni sa fille qui n’était pas encore née. Les deux, seront ensuite chassées du domicile de ladite épouse. Ce tordu de mari les emmènera chez ses parents vivant très loin dans une région reculée, en haute montagne.
Sachant parfaitement qu’il n’y avait personne pour exercer une quelconque autorité sur eux et invoquant le passif peu honorant de ma sœur, ils lui interdiront tout contact avec nous. Nous saurons grâce au téléphone portable qu’elles n’ont cessé d’être maltraitées par la mère, les sœurs et belles sœurs de ce gugusse. La vioc se serait quand même un peu adoucie avec la naissance du premier enfant male de la famille. Lui non plus nous ne savons toujours pas à quoi il ressemble. Aux dernières nouvelles, il semblerait qu’il y ait une troisième épouse arrivée dans le clan du polygame. Ma frangine aurait pu quitter tout ce monde mauvais et venir s’installer avec ses gosses chez ma mère… De toutes les façons, ce ne sont que des mots, vu que les deux tarés qui s’y planquent constituent un obstacle majeur!
L’un d’entre eux, avait mal tourné parce que dès son plus âge, il ne cessait de fricoter avec une bande de voyous du voisinage. Tous de petits voleurs n’ayant qu’une ambition celle de fumer un joint, de consommer divers psychotropes, de sniffer de la colle, ou de boire de l’alcool à bruler. Beaucoup d’entre eux très accros à ces substances et à leurs vices crèveront au passage ; et les autres comme mon frère causeront le malheur dans leur famille. D’ailleurs, mon départ de la maison avait été l’occasion rêvée pour ce vaurien, qui se fait «chibani» maintenant, de vendre tout ce qui s’y trouvait. Pour se protéger, ma pauvre mère avait dû faire installer des portes en fer avec de gros cadenas dans sa cuisine et dans sa chambre.
Le reste de la maison sera squatté par le fou et clochard qui revient tout le temps pour réclamer la part de son héritage. Quand il ne pionce pas sur son matelas fabriqué avec de vieilles guenilles puantes, il braille «au vol» suivi d’un tas d’infâmes grossièretés sur sa propre mère.
C’est son emploi du temps pendant quelques jours jusqu’à qu’il en ait marre de l’autre qui lui dérobe ses pots de colle. Il se plaint aussi du charabia de langage qu’il tient avec lui-même en hurlant et ce, même en dormant. C’est vrai qu’il a l’air de comprendre ce qu’on lui dit. Pourtant quand il répond on se rend compte très vite qu’il n’a pas toute sa tête.
Dans cet espace que leur cède ma mère contre sa volonté, ce dernier dépose tout ce qu’il pourrait ramener comme bizarreries en métal rongées par la rouille ou pas. Allez comprendre pourquoi, il éprouve ce besoin de stocker toutes ces boites de conserves, ces fragments de bicyclettes, ces canettes vides de boisson, ou ces ustensiles de cuisine etc. Il n’est pas agressif ni violent, mais personne ne peut se risquer à approcher son butin, ou à lui donner un bain, ou à manger et surtout l’empêcher de sortir pour aller errer partout dans la ville. Les raisons pour lesquelles son cerveau avait cessé de fonctionner à l’adolescence, je crois que nul ne les saura jamais.
Entre temps, ma mère survit à la hantise de se faire massacrer un de ces quatre par le fruit de ses entrailles. Elle a continué d’être courageuse en allant bosser pour payer ses factures, mais plus ces derniers temps. Elle a fui son monstrueux univers pour venir s’installer cette semaine dans la chambre que je sous-loue avec quatre autres gars célibataires, chacun sa chambre dans cet appartement. Nous avons tous des jobs relativement stables, en plus aucun d’entre nous ne fume, ne boit ni se drogue. Notre appartement est situé dans un quartier hyper tranquille, où résident en majorité des familles de condition moyenne.
Si je n’avais pas pris la poudre d’escampette, je ne serais jamais devenu pompiste. Ma promotion date d’un an seulement. Sinon, avant, on m’avait engagé pour assurer le lavage des voitures. Aujourd’hui, j’ai un chez moi, je peux prendre une douche avec de l’eau chaude, j’ai deux banquettes qui me servent de lit ou de petit salon, un frigo, une télé, un téléphone, le wifi et dans notre cuisine commune, je peux me concocter n’importe quel repas. Et pour finir, j’ai aussi un chéquier, une carte de retrait et quelques économies sur mon compte bancaire.
Tout cela est formidable, n’est-ce pas ? Mais, tant que ma mère ne sera pas délivrée de son lourd fardeau, je ne serai pas heureux».
Mariem Bennani