Malika, 40 ans, femme au foyer, est mariée et a 3 enfants. Le nouveau mariage de son beau-frère met en branle l’avenir de toute la famille. Voici son récit.
«Mon beau-frère, Elhaj, un homme âgé de 75 ans, vénéré, patriarche d’une famille tentaculaire, nous lâche. Cet homme -bon sang!-, il est grand-père. Ses six enfants sont tous mariés. Son comportement strict et son esprit sagace avaient toujours suscité le respect et la gratitude. Et puis, comment peut-il se permettre d’agir de la sorte, alors qu’il est le garant du revenu de nombreux ménages, notamment ceux de ses enfants et de quelques-uns de ses frangins et du nôtre, en l’occurrence. Aujourd’hui, l’anarchie, pour le moins inattendue, s’est emparée de toute la famille. Je suis vraiment inquiète pour notre sort. Cette situation est déplorable, elle nous affecte considérablement.
Une fois veuf, Elhaj n’avait supporté de vivre seul plus de deux années. Pourtant, il avait la compagnie de ses sœurs qui s’occupaient de mettre en ordre sa maison et son linge et lui préparaient tous ses repas. Elles ont par ailleurs toujours vécu chez lui, même du temps de sa regrettée épouse.
En catimini, il avait donc décidé de s’unir à une jeune fille du bled. L’affaire était grotesque, mais qu’y pouvions-nous? En plus, c’était lui qui faisait la pluie et le beau temps, chez nous. Comment oser contrecarrer ses desseins? Nous nous sommes contentés de lui adresser de très hypocrites compliments, tradition oblige. La jeune fille en question avait 19 ans, l’âge d’une de ses petites-filles et n’avait jamais connu la vie citadine. Hélas, personne n’avait eu assez de cran pour tenter de renvoyer cette vipère à son trou pendant qu’il en était encore temps. Sans mentir, la tâche n’aurait pas été aisée, mais à cette époque, Elhaj avait encore de l’attachement envers sa famille et pour ses biens.
Lorsque je m’étais mariée avec son frère, la consigne était d’aduler ce personnage. Il en était de même pour sa femme. Elhaj et Elhaja étaient un couple traditionnel qui prenait sous sa coupe l’ensemble d’une famille modeste. Ils s’étaient mariés très jeunes, lui à 20 ans et elle à 15 ans. Les deux n’avaient jamais compté sur quiconque pour démarrer dans la vie conjugale. Il travaillait comme aide-épicier au départ, puis il fut engagé par des étrangers pour leur tenir la caisse et assurer la paie des ouvriers. Pour sa droiture, il était devenu au fil des années leur homme de confiance. Ces derniers, trop vieux pour demeurer loin de leur pays d’origine et des leurs, lui avaient vendu au prix symbolique leur fabrique. Connaissant parfaitement les rouages, il avait établi un circuit de fournisseurs accrédités de ses produits. C’est ce qui avait rendu très prospère son business qu’il gérait en main de maître. Ensuite, pour éviter d’être saboté par une concurrence aux agissements impitoyables, il y fit travailler exclusivement et sans contrat ses enfants et ses frères, notamment mon mari.
Cet homme très coriace dans le travail, ne lâchait pas le moindre sou aux siens, sans qu’il en connaisse au détail près la destination et l’usage. Il ne nous privait de rien, mais il agissait de la sorte pour que nous soyons toujours sous sa botte. D’ailleurs, nous vivons tous dans de grandes bâtisses qu’il nous a léguées, moyennant des crédits. Ainsi, aucun détail de notre vie n’a jamais pu échapper à son contrôle. Evidemment et fort heureusement, nous avons chacun un titre de propriété, ainsi que notre porte et notre espace.
Elhaja -que Dieu ait son âme!- était une femme admirable, douce, qui ne s’ingérait jamais dans les affaires de travail de son mari, ni dans ce qu’il décidait pour nous. Aussi, n’y avait-il pas de problème qui pouvait lui être confié, sans qu’il soit résolu dans la satisfaction générale. Elle savait comment manager certaines situations plus ou moins compliquées entre nous, belles-sœurs et belles-filles. Elle nous traitait comme si nous avions été ses propres filles, celles qu’elle n’avait jamais eues du reste.
Il a fallu qu’une peste soit parachutée dans notre famille, pour que la zizanie soit semée et que la menace d’une ruine nous affole.
En l’espace d’une année de vie conjugale, elle s’est octroyé bien des pouvoirs. Elle a viré d’abord les sœurs au bled, sans l’ombre d’un regret. Cette nouvelle nous a chagrinés énormément. Nous étions très attachés à elles. Quelques temps plus tard, elle nous a convoqués pour soi-disant nous demander notre avis sur les nouvelles transformations de «Sa maison». Sa première bombe était lancée dans le cercle familial, d’autres allaient arriver les unes après les autres. Nul doute pour nous, le patriarche avait perdu la raison. Comment avait-il pu se défaire de ses sœurs, ensuite d’une propriété aussi coûteuse? Nous avions essayé de lui faire comprendre notre déception, mais il s’en moqua. Nous sûmes aussi qu’elle prenait des leçons pour apprendre à lire et à écrire. Elle s’attaqua également au permis de conduire. Nous croyions au canular, mais quelle fut notre surprise de la voir au volant de la gigantesque berline de l’Hadj, à la sortie de l’école de nos enfants. Le papi, pour la récompenser de sa réussite, lui offrit un mois de vacances à l’étranger. Nous tombions de très haut, il faut le dire, mais ce n’était rien à côté de ce qui nous attendait.
Lors d’un déjeuner familial, Elhaj nous annonça qu’il prenait sa retraite, confiant désormais la gestion de l’usine à son épouse. Une femme extraordinairement capable et intelligente, malgré son si jeune âge, déclarait-il tout ému, la larme à l’œil.
La nouvelle était tombée sur nos têtes, comme la foudre, mais personne n’avait osé réagir sur le coup. Il n’en avait pas beaucoup fallu à cette misérable pour qu’elle tente l’impossible, à savoir placer des membres de sa famille venus du bled comme apprentis. Ses ambitions étaient là, aussi claires que de l’eau de roche, sauf pour Elhaj, bien entendu.
Les hommes de la famille, n’ayant plus la même considération pour leur vieux, ne le ménagèrent pas. Ils décidèrent un peu trop tard de contrer les desseins de leur ennemie. En guise de réponse à la débâcle dont elle est responsable, elle a tout simplement menacé de mettre à la vente la fabrique. Depuis, tout va mal. Dans la famille, c’est la guerre, la production est ralentie, les clients se dirigent vers d’autres fournisseurs et l’argent ne rentre plus».
Mariem Bennani