«Le régime de change actuel est un moindre mal»
L’annonce de la volonté de migrer, au Maroc, d’un régime de change fixe vers un régime flexible a suscité des inquiétudes, tant auprès du large public qu’auprès d’experts spécialisés qui voient en la flexibilisation du dirham une aventure aux effets néfastes, dont le royaume peut bien se passer. Parmi eux, l’économiste Najib Akesbi qui livre, ici au Reporter, son point de vue sur la question.
La libéralisation du régime de change annoncée par les autorités financières, peine à voir le jour. A quoi cela est-il dû, à votre avis?
Il y a lieu de dire que, depuis les politiques d’ajustement structurel des années 1980, la question de cette libéralisation du régime de change est posée par les institutions financières internationales. Je rappellerais que, pour le FMI, la libéralisation du régime de change est la composante d’un package qu’il place là où il va et là où il place ses recettes. Le FMI essaye d’imposer ou de recommander cette mesure depuis longtemps.
Aujourd’hui, on est en 2017 et on en parle encore. Cela veut dire que, depuis longtemps, les responsables marocains ont avancé des arguments qui ont expliqué aux institutions financières pourquoi ils ne pouvaient pas libéraliser le régime de change, même de manière très progressive. Et donc, il faut apprécier ces arguments qui ont permis de reculer la mise en place de cette mesure, pour pouvoir poser ensuite la question: qu’est-ce qui peut avoir changé, pour que nous ayons décidé de faire aujourd’hui ce que nous avons refusé de faire hier? En gros, les responsables marocains disaient au FMI que l’économie marocaine n’était pas prête. En particulier, notre balance commerciale est déficitaire. Cela veut dire que notre commerce extérieur génère en permanence plus de demande de devises qu’il ne récolte de devises. Idem pour la balance des paiements qui permet d’atténuer le déficit du commerce extérieur, mais ne résout pas le problème des réserves de change. Et donc, l’état du commerce extérieur -et j’entends par là l’état de l’économie marocaine parce que le commerce extérieur n’est jamais que le reflet des structures productives et des capacités productives de l’économie-, ne génère pas suffisamment de ressources, ce qui ne permet pas la constitution de réserves en devises suffisantes pour pouvoir affronter les risques d’une libéralisation.
Selon vous, qu’est-ce qui aurait changé aujourd’hui pour passer à l’acte?
Il faut, en effet, se demander si quelque chose a fondamentalement changé pour qu’on puisse s’autoriser cette libéralisation aujourd’hui. Malheureusement, tous les faits, toutes les statistiques officielles montrent que rien de fondamental n’a changé. Le déficit commercial est à 180 ou 200 MMDH, chaque année, ce qui représente près de 18% du PIB. La balance des paiements n’évolue pas de manière significative et positive, aussi bien pour les recettes du tourisme qui stagnent pratiquement depuis 10 ans, que les recettes des RME et les recettes de l’investissement direct à l’étranger qui pèsent et qui posent énormément de contraintes, puisque nous sommes devenus exportateurs de capitaux, notamment pour les investissements en Afrique. Tout cela converge pour faire que, pour les réserves de change qui sont à mon sens l’arsenal qui peut permettre une libéralisation de change, cet arsenal n’est pas alimenté de manière suffisante, même qu’il est aujourd’hui à un niveau qui ne permet pas d’optimisme. Il y a deux mois, nous étions à quelque 25 milliards de dollars (250 MMDH). A la suite de cette vague de spéculation qui avait commencé avant même qu’on commence à parler de libéralisation et selon les propos du wali de Bank Al-Maghrib, on a perdu, en un mois et demi, l’équivalent de 44 MMDH (près de 4,5 milliards de dollars), ce qui ramène les réserves à près de 21 milliards de dollars.
Face à une telle réalité, comment se rassurer d’une quelconque libéralisation de change?
Cette mesure ne peut malheureusement pas s’expliquer de manière rationnelle ou objective, ou à partir des faits. Il faut dire plutôt que le FMI se sent aujourd’hui assez fort pour imposer cette mesure. Et il se trouve avec un pouvoir politique qui est plus que jamais dépendant et plus que jamais disposé à faire les concessions que d’autres n’ont pas faites par le passé.
Les déséquilibres ne sont pas conjoncturels. Ils sont plutôt structurels. Il faut relever ici que, la première fois que la balance des paiements est tombée en déficit, c’était en 1974. Depuis, jamais nous n’avons réussi à retrouver l’équilibre. Ça veut dire qu’on est en déficit depuis plus de 40 ans, en dépit de tout ce qu’on nous raconte sur les politiques de promotion des exportations, d’agriculture d’exportation, de Centres d’appels… En 40 ans, on n’est jamais arrivé à rendre notre balance excédentaire. Comment peut-on nous expliquer aujourd’hui qu’on serait en phase d’améliorer cette situation, alors que nous n’avons pas réussi à le faire depuis près d’un demi-siècle?
On parle aussi d’encourager à consommer les produits nationaux. Comment est-ce possible? Et les outils de productions nationaux pourront-ils répondre à la demande?
En théorie, c’est possible. A condition qu’il y ait un tissu productif. Qu’il y ait un appareil de production capable de faire ce qu’on appelle la substitution. Il faut donc qu’il existe une agriculture, une industrie et des services de substitution aux importations. Si nous avions une agriculture capable de nous assurer une autosuffisance en matière de blé, de maïs, de sucre, d’huile de graines, pour prendre des exemples marquants dans l’agriculture. Si nous avions une industrie capable de fabriquer tous les biens industriels, biens de consommation, d’équipements ménagers, des demi-produits, des voitures… c’est-à-dire une industrie capable de produire localement, avec une valeur ajoutée, car c’est ça l’essentiel, avec une intégration suffisante, là, la réponse serait évidemment oui.
Mais, en économie, il faut ajouter une condition qui est aussi essentielle, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de produire ces produits de substitution, juste pour les produire et à n’importe quel prix et n’importe quel coût… Il faut les produire à qualité équivalente à un prix compétitif. Si les gens ont encore la possibilité d’avoir des produits de qualité équivalente ou meilleure à un prix équivalent ou moindre, ils vont continuer d’acheter ces produits importés. D’autant plus que, je le rappelle, ce sont des engagements pris depuis 15 ans et sur lesquels le gouvernement n’est pas prêt à revenir. C’est la libéralisation des échanges, liés par les accords de libre-échange que nous avons signés et qui ne nous permettent pas de protéger notre industrie locale.
La dévaluation, qu’est-ce qu’elle fait. Elle renchérit les produits importés, mais cela ne veut rien dire, en ce sens que le consommateur va continuer de faire ce rapport qualité-prix. S’il n’y a pas de produit de substitution -et c’est malheureusement le cas de la majorité des produits que nous importons et donc, même si le produit d’importation est plus cher-, on va continuer d’importer. Le sucre sera plus cher, par exemple, mais on va continuer de l’importer et ça n’aura que l’effet de renchérissement des importations et donc, un impact négatif sur le pouvoir d’achat intérieur. Idem pour l’énergie. La dévaluation ne peut avoir un effet de substitution de production d’énergie que nous ne produisons pas. Idem pour un très grand nombre de biens de consommation que nous importons aussi.
Or, si c’était fait, personnellement, je ne l’exclus pas totalement. Mais si c’était fait malheureusement, ça ne peut être qu’extrêmement limité et donc, l’impact négatif de la dépréciation sur le renchérissement des coûts à l’importation sera sans rapport avec le gain qui pourrait intervenir.
Souvent, on oublie de le dire, même pour nos exportations, dont la plupart sont faites dans le cadre de ce qu’on appelle la sous-traitance internationale. Donc, quand nous exportons 100, nous importons de 20 jusqu’à 80% de la valeur de nos exportations. On parle aujourd’hui sans cesse de la voiture et de l’aéronautique. Mais, avec un taux d’intégration de 30 ou 35% de Renault à Tanger, il faut dire que, quand Renault exporte 100 dollars ou 100 euros, à l’amont, elle a importé 65 à 70 euros. Et c’est encore plus flagrant pour l’aéronautique, puisque le taux d’intégration locale est inférieur à 20%. Cela veut dire que la dépréciation du dirham est inéluctable dans le cas d’une libéralisation du change ou même d’une flexibilisation, ce qui va impacter même le coût des produits importés et donc, portera atteinte à la compétitivité. Il faut faire attention donc et ne pas se concentrer seulement sur l’impact sur le pouvoir d’achat intérieur, qui est déjà extrêmement grave. Même dans la logique de ceux qui disent qu’en revanche, la dévaluation peut rendre les exportations plus compétitives que quand on a des exportations essentiellement basées sur des demi-produits ou des matières premières importées.
Vous vous demandiez récemment pourquoi on tient à changer un régime qui marche. Que reprochez-vous donc à cette réforme?
En effet, pour une fois, on a un régime de change qui est loin d’être idéal, faut-il le dire, mais qui est un moindre mal, dans le cadre d’une économie marocaine d’aujourd’hui, qui est à la fois, largement dépendante du commerce extérieur, largement déficitaire, dans le cadre de ce commerce et une économie qui reste encore endettée à l’extérieur. Ainsi, dans le cadre d’un tel modèle économique, le régime de change que nous avons limite les dégâts. En ce sens qu’il prend en référence un panier de devises avec 40% de dollar et 60% d’euro. Le prix du dirham dépend donc du cours de change de ces deux devises, dans la parité indiquée. Ceci fait que ce n’est pas un régime fixe puisque le dollar et l’euro sont fluctuants. Chaque jour, les cours de l’euro et du dollar sont fixés sur le marché international. Mais ces cours évoluent généralement en sens inverse. C’est-à-dire que, quand le dollar monte, l’euro a plutôt tendance à baisser et vice versa. Donc, la fluctuation du dirham qui est fixée en fonction de l’évolution de ces deux monnaies, est atténuée par le mouvement contraire. La montée de l’euro est ainsi atténuée par la baisse du dollar. Comme notre cours est conditionné par cette montée et cette baisse, cela nous donne un peu plus de stabilité que dans un régime qui aurait été directement lié. Si par exemple, on avait été lié seulement au dollar, il est clair que la hausse de cette devise durant ces deux dernières années se serait traduite par une dépréciation du dirham encore plus forte qu’elle ne l’a été. C’est ce qui permet de dire que nous sommes dans un régime qui n’est pas totalement fixe, mais qui n’est pas directement lié aux fluctuations du marché. Je répète que ce régime est loin d’être idéal, mais qui permet quand même à un pays, qui reste largement déficitaire pour ses échanges extérieurs, avec des réserves de change relativement modestes, d’éviter les chocs trop forts. Pourquoi donc changer un système dont je ne dis pas du tout qu’il est bon mais, je dirais plutôt que c’est un système qui n’a pas démérité.
Peut-être que ce système a fait ses preuves et qu’il est temps de le changer. Mais est-ce le moment pour une telle action?
Il est évident que ce n’est pas le moment. Même si le wali de Bank Al-Maghrib a passé six mois à dire que des études ont été faites, que plein de rencontres ont eu lieu avec les banques et les hommes d’affaires et qu’on a préparé tout le monde… Et puis, avant même qu’on ait commencé: spéculation à outrance… Et flagrante contradiction. On ne peut dire qu’on va libéraliser. Cela veut dire quoi, d’abord, même de manière flexible, même dans le cadre des limites? Libéraliser veut dire qu’on va laisser les acteurs jouer leur rôle. Les acteurs, en l’occurrence les banques, les spéculateurs spéculent. On ne peut pas leur dire qu’on est pour la loi du marché et en même temps vouloir briser ce marché qui fonctionne selon sa nature, c’est-à-dire une nature spéculative. Il ne faut rien leur reprocher. Les banques sont dans leur élément. Elles défendent leur intérêt. Le problème est plutôt celui des gouvernants. C’est eux qui se sont engagés dans cette procédure. Et puis, le chef de gouvernement qui vient dire que des études supplémentaires vont être faites!
Sans vouloir blâmer personne, ce qui intéresse est surtout l’avenir. Le problème aujourd’hui, c’est qu’on a créé une ambiance de suspicion. Les opérateurs vont se poser des questions sur la flexibilisation et si elle va avoir lieu ou pas… Un investisseur étranger ne va donc pas ramener son argent avec le risque de le voir se déprécier au bout de deux ou de trois mois. Et donc, il va attendre et cette situation d’attentisme risque de durer très longtemps, surtout que le gouvernement ne donne aucun signe. C’est un climat extrêmement malsain qui a été créé et qui porte atteinte à l’un des moteurs qui devrait alimenter les réserves de change, c’est-à-dire les investissements étrangers.
Propos recueillis par Hamid Dades