Haytam, 27 ans, est vendeur ambulant de vêtements. Ce jeune homme, malgré des efforts constants, a vu sa tendre ambition réduite à néant. Voici son récit.
«J’aurais tant aimé rassurer ma petite amie sur le fait que mes intentions à son égard sont sérieuses et qu’il en sera ainsi pour toujours. Mais hélas, mon rêve de concevoir un couple légal avec elle demeurera proscrit jusqu’à une date inconnue et peut être à jamais.
Je me sens si malheureux de devoir rester sur mes gardes. Cette idée de me savoir dans l’obligation de ne plus jamais pouvoir lui faire d’aveux dans ce sens, alors que j’y étais presque, m’est insupportable. Je déchiffre aisément tous les signaux qu’elle tente pour m’avertir qu’elle se lasse du flou que j’entretiens. Je n’ose pas encore lui dévoiler la vérité, parce que l’éventualité qu’elle me quitte me rend malade. Pourtant, je ne suis pas une perte de temps, en termes de relations… J’ai subi le coup du sort, c’est tout! Et dire qu’il y a un an, c’était pour elle que je m’étais lancé avec deux de mes amis dans une aventure commerciale, qui était loin d’être une folie. Mais la crise ne nous a pas épargnés.
Tous les trois, nous sommes des amis inséparables depuis l’enfance, voisins de derb, écoliers, puis bacheliers. Nous avons stoppé la poursuite de nos études, parce que nous étions parfaitement conscients que nous ne pouvions projeter d’aller au-delà. Mais animés d’ambition, nous avions suivi les pas du frère aîné d’un de mes deux amis qui s’en sortait plutôt bien en tant que commerçant. C’est lui qui nous avait hébergés provisoirement, lorsque nous étions parachutés dans cette grande ville de la Province. Cette décision de dégager de notre patelin fut bénie par nos parents qui ne nous supportaient plus. D’ailleurs, avec du recul et plus de maturité, nous ne leur en voulons pas du tout. Avec des revenus aussi bas et non réguliers, cela n’avait aucun sens de devoir continuer à prendre en charge des adultes oisifs, ingrats, parfois trop irrespectueux.
Donc, une fois sur place, nous nous sommes vite lancés à la recherche d’un emploi. Et puis, il faut le dire, notre hébergeur nous avait bien fait comprendre que nous ne pouvions nous éterniser chez lui. Nous avons commencé par accepter n’importe quel job payé à la journée. Ensuite, nous avons atterri dans la vente du prêt-à-porter féminin. Notre sérieux et notre disponibilité nous ont valu la confiance totale de nos employeurs. Ainsi, nous avons acquis une solide expérience dans ce domaine et une clientèle. Pour nous loger, nous avions partagé la même chambre à 1.200 DH par mois, dans un appartement de quatre pièces avec d’autres locataires.
Elle était venue de là, notre idée de nous associer pour louer un magasin et d’y vendre des vêtements. Il nous avait fallu tout de même six années de patience et d’économies pour la concrétiser. Ma petite amie, je l’avais connue deux années avant mon statut d’associé. Une petite étudiante très sérieuse qui venait de temps à autre s’offrir une tenue et pour qui j’avais flashé instantanément. Nous avons beaucoup sympathisé, un jour de pluie torrentielle qui l’avait bloquée dans le magasin. Pour mon bonheur, elle avait été contrainte de rester avec moi et discuter. Avant qu’elle s’en aille, je l’avais suppliée de venir me rendre visite plus souvent. Qu’est-ce que je m’en étais voulu de m’être risqué de la séduire comme un débile. Toute la soirée, je ressassais avec affliction et regret mon comportement. Certain qu’un aveugle aurait pu entrevoir que ce genre de fille ne pouvait s’intéresser à un mec aussi con que moi. Mais non, j’avais tort, elle revint le lendemain et chaque fois qu’elle le pouvait. J’ai toujours eu un besoin viscéral d’elle à mes côtés. Elle compte pour moi plus que tout au monde. Mais ces mots n’ont aucune valeur aujourd’hui.
Si nous avions eu une chance inouïe de ne pas investir dans un pas de porte aussi bien situé, le loyer, lui, par contre, fut d’une extrême lourdeur à dégager, même à trois. Surtout parce que nous ne tirions pas de notre commerce les bénéfices que nous espérions. Notre euphorie du départ, s’était peu à peu distillée en détresse. Nous nous enlisions mois après mois, ne pouvant rien contre la fatalité. Une catastrophe! Nos meilleures clientes, celles sur qui nous avions misé, parce qu’elles achetaient de façon compulsive, elles aussi se plaignaient d’électrocution par la crise. Etant dans la nécessité absolue d’offrir toutes les semaines des nouveautés, nous achetions sans garantie de retour sur investissement. Inévitablement, nous nous étions mis à proposer des vêtements avec une marge de bénéfices de 10 DH, une marchandise sans qualité, du bas de gamme local inondant déjà le souk. Jamais auparavant, lorsque nous étions vendeurs, nous n’avions eu un pareil tiroir-caisse.
Avec un énorme stock et une petite clientèle désormais composée d’une poignée de jeunes filles, qui achètent une fois par semaine un seul article, nous avons été dans l’obligation de mettre la clé sous la porte. Depuis, nous étalons bâches et tréteaux sur le trottoir pour écouler ce qui reste de nos frusques. Cela nous permet de ne pas nous retrouver à la rue ou d’envisager de retourner d’où on vient. Ce business informel nous permet l’autonomie financière, aussi infime qu’elle soit. Nous arrivons à payer 400 DH de loyer par mois chacun et de quoi partager un tagine de légumes sans viande par jour. Rien que pour ça, nous n’abandonnerons jamais la partie envers et contre tout. Ce qui me tue bien plus que cette faillite, c’est que la dèche me fera passer tôt ou tard pour un salaud aux yeux de celle que j’aime… Alors que la réalité est bien plus dure pour moi que pour elle».
Mariem Bennani