Karim, 40 ans, responsable de rayon de grande surface, est marié et père d’un enfant. Ce Marocain qui vit à l’étranger a eu affaire à un chauffeur de taxi peu commun. Il nous en parle. Voici son récit.
«Je n’étais pas retourné dans mon pays et ma ville natale depuis plus de 15 ans. J’ai été agréablement surpris par les changements positifs constatés sur de nombreux plans et moins par quelques autres. De toutes les manières, ce n’est pas ce qui m’amène ici, aujourd’hui. Je veux tout simplement parler d’une expérience vécue avec un chauffeur de taxi exceptionnel qui a effacé, comme une éponge magique, toutes les vilenies que j’ai connues et que je continue d’entendre ou de lire sur les conducteurs de ces engins. C’est vrai, qui peut oser dire qu’ils ne sont pas nombreux à avoir un comportement carrément incorrect et désobligeant? Il suffit de voir comment ils circulent sur les routes, pour connaître un bout de leur état d’esprit et de les avoir en horreur. Mais fort heureusement, il y en a qui échappent à cette règle, pour notre plus grand bonheur. Je tiens à préciser que ce n’est pas un taxi, Dieu m’en garde, qui m’a accueilli lorsque j’ai posé les pieds sur le sol du Royaume, dernièrement, mais ma famille.
J’avais besoin d’être cajolé, chéri, chaleureusement reçu et non le contraire. J’ai retrouvé avec délice et enchantement toutes les senteurs, les saveurs et les personnes que j’aime tant. La tendresse et l’affection déployées par les miens avaient instantanément pansé mon âme tant déchirée, à cause de mon fils. J’étais en manque de tout ceci et ce, depuis une éternité. La raison majeure de ma longue absence a été le handicap de mon unique enfant. Il nécessite une attention et une présence permanentes.
Maintenant qu’il a grandi, nous pouvons, mon épouse et moi, nous relayer pour prendre des vacances, pour retourner dans notre pays natal. Notre enfant, à cause de sa maladie, ne pourra jamais nous y accompagner. Nous avons mis beaucoup de temps à admettre cette fatalité. Nous aimons notre enfant et nous ne le délaisserons jamais. Nous continuerons jusqu’à notre dernier souffle de nous en occuper, tout en ayant pour espoir l’amélioration de son état de santé un jour.
Evidemment qu’à plusieurs reprises, il nous est arrivé de flancher, parce que nous ressentions une terrible injustice. J’avoue avoir été plus faible que ma femme, parce que de sombres idées m’assaillaient. Heureusement qu’il y eu la foi et les paroles réconfortantes de mes parents, même s’ils étaient loin pour m’en détourner. C’est pourquoi durant mes deux premières semaines de vacances, je ne voulais sortir sous aucun prétexte. Dès mon réveil et à tout moment, j’allais me blottir comme un enfant dans les bras de mon père ou de ma mère. Ce besoin avait fini par s’estomper et il ne me restait plus que quelques jours pour reprendre le chemin du retour. Il me fallait absolument faire un tour dans ma chère ville natale, puis aussi rendre visite à la famille et aux amis et, enfin, effectuer quelques achats bien obligatoires. C’est ce que j’avais entrepris, bien conscient du martyre des petits taxis et de leurs conducteurs qui m’attendaient. J’en avais connu des déboires avec ces derniers. Ils étaient bien gravés dans ma mémoire.
Me voilà donc à héler désespérément le premier en vue et vide. Il ne s’arrêta même pas, mais il me fit un signe de la main me faisant comprendre que c’était son heure pour aller manger. Je restais là, planté comme un idiot, à attendre les bonnes grâces du prochain. Des dizaines sans place de libre me dépassaient en trombe, m’envoyant leur gaz d’échappement. Je n’avais eu pour ma pomme qu’un tas de ferraille rapiécé de fond en comble. Mais au volant, se tenait la personne la plus serviable et la plus agréable de ce secteur qu’il m’ait été donné de rencontrer à ce jour.
Il s’arrêta, je grimpai sans pour autant lui indiquer volontairement l’adresse à laquelle je souhaitais me rendre, parce qu’elle se situait à la sortie de la ville. Presque tous, autrefois, ne voulaient pas s’y rendre sans être payés du quadruple de ce qu’indiquait le compteur. Tout d’abord, je fus surpris de la propreté impeccable de l’homme. Cela troublait, vu l’état déplorable de son tacot. Plus bizarre encore, il avait un vieux compteur qu’il s’appliqua à mettre à zéro. Ensuite, avec politesse, il me demanda la direction qu’il devait prendre. Méfiance oblige, je ne me pressais pas pour la lui indiquer. L’individu caché derrière son image parfaite pouvait me demander de descendre sans prendre de gants. Tranquillement, pendant qu’il roulait droit devant, je joignais à l’annonce mon sourire le plus agréable. Il n’avait pas bronché et cela me réconforta.
Durant ce long trajet, voyant que je repérais à haute voix tous les changements de la ville, il avait compris que j’étais un visiteur. Ainsi, pendant qu’on roulait, il me montrait lui aussi les nouveautés, non sans commentaires. Une franche complicité s’installa entre nous. Nous avons bien ri, parce qu’il parlait tout en usant de jeux de mots typiquement marocains que j’adore. A aucun moment, ce conducteur ne s’était montré impatient, indiscret ou curieux. Nous discutions comme l’auraient fait des amis de longue date. Une fois arrivés sur place, il me demanda seulement si je comptais retourner en taxi. Je lui répondis que oui, mais que je n’allais pas m’éterniser. Il me donna son numéro de téléphone et me dit de le contacter. Il se trouvait qu’il avait des membres de sa famille qui habitaient le coin, puisque l’occasion lui était donnée: il allait leur rendre visite.
C’est ce que je fis et il tint parole. Il n’avait pas demandé plus pour sa «coursa» que ce qu’affichait son compteur. J’en étais resté perplexe. En me saluant, il m’avait fait promettre avec insistance de ne jamais hésiter à le contacter pour mes déplacements. Honnêtement, ce fut un régal que la compagnie de cet homme. Il m’emmena partout, me montra tout ce qu’aucune personne, même de ma propre famille, n’aurait pu faire. Sans hésiter, il m’avança même de quoi compléter un de mes achats. Je lui en étais vraiment reconnaissant, puisque je n’aurais pas eu le temps de retourner à cet endroit. Je le remboursais une fois de retour à la maison. Il m’avait offert son téléphone pour mes appels en refusant catégoriquement le moindre centime de remboursement. J’avais aussi appris, durant ce laps de temps, de nombreuses choses à son sujet qui m’amenèrent à avoir un profond respect pour lui. D’ailleurs, depuis mon retour auprès de ma petite famille, je ne cesse de penser à lui et à son courage. C’est une petite leçon de vie qu’il m’a transmise. Sa joie de vivre, malgré les contraintes de ce qu’il endurait. Cet homme était employé en tant que chauffeur par un détenteur de «grima», le teuf-teuf ne lui appartenait pas. Une demi-journée de travail ne lui rapportait pas plus de 150 H, parfois moins, vu qu’il lui fallait remettre à tout prix 500 DH au propriétaire. Il était retraité de la Fonction publique et avait du mal à joindre les deux bouts pour continuer de prendre en charge ses vieux parents, sa femme et ses enfants. C’est comme ça qu’il avait été parachuté dans le monde des petits transporteurs urbains et il en était heureux. Oui, une vraie leçon de vie!».
Mariem Bennani