La compassion ne peut remplacer la politique, l’indifférence non plus. Le sort des migrants en Méditerranée en est la preuve. Trafic mafieux, otages des guerres régionales, enjeux politiciens européens, les migrants sont face à un nouvel été de tous les dangers.
Alors que les associations humanitaires non gouvernementales sont accusées, de plus en plus souvent, d’être les complices objectifs par idéologie des trafiquants d’êtres humains, elles ripostent en accusant l’Europe d’avoir laissé les migrants à la merci du chaos libyen.
Malgré une insécurité persistante en Libye, ce pays reste en effet un important point de transit pour les migrants fuyant les conflits et l’instabilité dans d’autres régions d’Afrique et du Moyen-Orient et qui cherchent à travailler en Libye ou à rejoindre l’Europe, à la recherche d’un avenir meilleur. L’UE apporte un soutien aux garde-côtes libyens, pour qu’ils freinent les arrivées sur les côtes italiennes. En 2017, elle a validé un accord conclu entre l’Italie et Tripoli, pour former et équiper les garde-côtes libyens. Depuis, le nombre d’arrivées en Europe via la mer Méditerranée a chuté de manière spectaculaire.
Depuis janvier, plus de 2.300 personnes ont été ramenées et placées dans des centres de détention, selon l’ONU. Selon les derniers chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), au moins 5.200 personnes sont actuellement dans des centres de détention en Libye. Aucun chiffre n’est disponible pour celles détenues dans des centres illégaux aux mains de trafiquants. Fin mai, dans une prise de parole publique inédite, dix ONG internationales intervenant en Libye dans des conditions compliquées –dont Danish Refugee Council, International Rescue Committee, Mercy Corps et Première Urgence Internationale (PUI)– ont brisé le silence. Elles ont exhorté l’UE et ses Etats membres à «revoir en urgence» leurs politiques migratoires qui nourrissent, selon elles, un «système de criminalisation», soulignant que les migrants, «y compris les femmes et les enfants, sont sujets à des détentions arbitraires et illimitées» en Libye, dans des conditions «abominables». Des vidéos insoutenables, filmées notamment dans des prisons clandestines aux mains de trafiquants d’êtres humains, compilées par une journaliste irlandaise et diffusées en février par Channel 4, donnent une idée des sévices de certains tortionnaires, perpétrés pour rançonner les familles des migrants. Mi-mai, un migrant, qui tentait de quitter la Libye dans une embarcation de fortune, a préféré risquer sa vie en plongeant en haute mer, en voyant arriver les garde-côtes libyens, pour nager vers un navire commercial, selon une vidéo mise en ligne par l’ONG allemande Sea-Watch et tournée par son avion de recherche. L’image illustre le désespoir criant de migrants, en grande majorité originaires d’Afrique et de pays troublés, comme le Soudan, l’Erythrée et la Somalie, prêts à tout pour ne pas être à nouveau enfermés arbitrairement dans un centre de détention, dans ce pays livré au conflit et aux milices.
Une cinquantaine de migrants ont été tués (dont 8 Marocains) et une centaine blessés dans un raid contre un centre de détention à Tajoura, près de Tripoli; une frappe dénoncée comme un possible «crime de guerre», par l’ONU qui a demandé une «enquête indépendante» et dont le Conseil de sécurité a programmé une réunion en urgence. La frappe aérienne a été attribuée par le Gouvernement d’union nationale (GNA), basé à Tripoli, aux forces rivales de Khalifa Haftar engagées dans une offensive pour s’emparer de la capitale. Selon des acteurs humanitaires, ce drame était «prévisible» depuis des semaines.
Une embarcation, avec plus de 80 migrants à bord, a fait naufrage entre la Libye et la Tunisie, laissant craindre des dizaines de morts. La garde nationale maritime tunisienne, qui n’a pu secourir que quatre migrants, a rapporté le témoignage de certains d’entre eux ayant passé deux jours accrochés à ce qu’il restait du bateau.
Les quatre survivants, trois Maliens et un Ivoirien, ont été secourus, mercredi 3 juillet, alors qu’ils tentaient de rallier l’Italie depuis la Libye. «On a passé deux jours comme ça, accrochés au bois», raconte à l’Agence France-Presse, encore sous le choc, Soleiman Coulibaly. Ces dernières semaines, des dizaines de candidats à l’exil, tentant de rallier l’Italie depuis l’ouest de la Libye, ont été secourus au large de la Tunisie. Ainsi, 75 migrants, en majorité Bangladais, sauvés en Méditerranée fin mai, sont restés bloqués plus de deux semaines sur le pont d’un bateau au large de Zarzis, avant qu’un grand nombre d’entre eux ne soient renvoyés au Bangladesh par l’OIM.
Les frontières de l’Europe, loin d’être les «passoires» que nous décrivent certains hommes politiques, sont devenues de véritables cimetières, pour la revue «Critique internationale». En 2018, le taux de mortalité des migrants qui traversent la Méditerranée a atteint des niveaux inédits: près de 20% des personnes qui sont montées sur une embarcation en Libye sont mortes ou ont disparu au cours de leur voyage. C’est ce terrible «régime des frontières» mis en place par l’Union européenne et ses Etats, depuis une vingtaine d’années, qu’explore la revue Critique internationale, dans un numéro intitulé «Corps migrants aux frontières méditerranéennes de l’Europe». Ces milliers de morts sont le plus souvent négligés, voire volontairement oubliés par les autorités des pays de l’Europe, mais aussi souvent du Maghreb.
Patrice Zehr