Parole publique

Perplexes. Nous sommes tout simplement perplexes devant la légèreté avec laquelle nos hommes politiques se hasardent de plus en plus à manier la parole publique !

Cette semaine, le buzz maroco-marocain a porté sur la spectaculaire réplique du chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, qui, lors de son dernier grand oral 2013 devant le parlement, irrité par l’interpellation d’une députée de l’opposition (Istiqlal) à propos de l’amnistie fiscale sur les avoirs des Marocains à l’étranger prévue par la loi de Finances 2014, a lancé, dans l’hémicycle et sous les projecteurs des caméras de télévision: «je détiens des informations sur des milliards déposés dans des banques étrangères !».
Et le chef de gouvernement d’ajouter, un tollé ayant accueilli cette déclaration fracassante, qu’il n’avait pas dit qu’il entendait poursuivre qui que ce soit pour ce chef d’accusation…
On croit rêver !
Comment un chef de gouvernement –la plus haute autorité après le Roi et, donc, le grand garant du respect de la loi- peut-il annoncer publiquement avoir connaissance de délits -en l’occurrence la fuite de capitaux- et agiter cela sous les yeux des législateurs comme une carte qu’il détient, mais sur laquelle il ferme les yeux ?!
Comment peut-il affirmer avoir des informations sur des infractions à la loi, mais ne pas avoir l’intention d’en poursuivre les auteurs ?!
Certes, le fait que nombre de Marocains nantis aient des comptes et des propriétés à l’étranger, est un secret de polichinelle. Et Benkirane n’est pas le seul à fermer les yeux sur ces faits. Jusque-là, le laxisme était général et la myopie de l’Etat était partagée par toutes les autorités du pays, qu’elles soient politiques, judiciaires ou financières… Néanmoins, aucun responsable n’avait annoncé en public être au courant d’illégalités précises et, en plus, ne pas avoir l’intention d’y réagir.
Il est vrai que, devant l’aggravation du déficit budgétaire le poussant à se lancer à la recherche de nouvelles niches de recettes publiques, l’Etat vient à peine, dans le cadre de la loi de Finances 2014, de proposer un deal aux Marocains détenteurs d’avoirs à l’étranger, leur permettant de régulariser leur situation (déclarer ces avoirs et payer à l’Etat sa part fiscale). Mais les lois contre la fuite des capitaux existaient et la loi de Finances 2014, quoique floue sur les critères d’identification et de recensement des avoirs marocains à l’étranger, vient les renforcer par le biais de ce deal de régularisation et des pénalités prévues en cas de non obtempération.
La légèreté du propos du chef du gouvernement a été sévèrement épinglée par le parti de l’Istiqlal (clairement visé par les accusations) qui a publié un communiqué, le 4 janvier, annonçant qu’il avait «décidé de recourir à la justice contre le chef du gouvernement sur la base de ses déclarations».
L’Istiqlal y a vu une «violation du principe de séparation des pouvoirs», Abdelilah Benkirane ayant «outrepassé ses attributions constitutionnelles à travers son empiètement sur celles du pouvoir judiciaire, seul habilité à formuler des accusations», selon ce parti qui dit rester «déterminé à exiger que toutes les affaires de prévarication et les listes de tous les prévaricateurs soient dévoilées».
Mais au-delà des polémiques et affrontements politiques, de plus en plus fréquents et violents, entre la majorité et l’opposition ; et en particulier entre ces deux partis rivaux que sont le PJD (islamiste, chef de file de la majorité) et l’Istiqlal (ex-membre de cette même majorité, récemment passé dans l’opposition), ce qui consterne le plus, ce sont les accusations et anathèmes qu’ils se lancent mutuellement, en public, sans aucune précaution de langage.
L’on a l’impression que les politiques, que l’on voit ces dernières années prendre la parole au Parlement, dans les débats télévisés, ou autre tribune officielle, ont perdu toute notion de l’importance de la parole publique. Se comportant davantage en militants de leur parti, toujours prêts à l’escarmouche verbale, qu’en hommes politiques conscients du poids des mots, ils se laissent emporter par la colère, la provocation, le sarcasme… Et cela donne lieu à des déclarations souvent à la limite du «politiquement correct». Or, l’homme politique n’est-il pas tenu d’être «politiquement correct» ? Ne sait-il pas que, contrairement au simple militant ou candidat à une élection, toute parole qu’il prononce l’engage et engage son parti, sa majorité, voire son pays ? La parole publique, ce n’est plus une promesse de candidat qui peut se perdre en route (quoique, même au candidat, une promesse creuse peut coûter cher) ; ce n’est plus une insulte qui peut être oubliée, ce n’est plus une simple parole… C’est une responsabilité, un engagement !
Comment faut-il le dire à nos politiques ? La banalisation de la parole publique a des effets désastreux, tant sur leur propre image que sur la foi –déjà largement ébranlée- du citoyen dans leur action… Voire sa foi dans la politique en général. Il est grand temps de restaurer le respect qui lui est dû.

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Bahia Amrani

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