Entretien avec Lahcen Sbaï El Idrissi, auteur de «Education et économie, quelles relations ?»
Dans votre ouvrage «Education et économie, quelles relations ?», vous portez la réflexion sur une question d’actualité brûlante : l’éducation au Maroc. Quel constat en dressez-vous ?
Pour résumer, je dirais que le système éducatif marocain accueille aujourd’hui plus de 6 millions d’élèves et étudiants et qu’il emploie 2,5% de la population active ; que ce système a pu répondre, globalement, depuis l’indépendance du pays, aux besoins de la société en cadres, chercheurs et en main-d’œuvre qualifiée. Mais de nombreux problèmes témoignent de sa faible efficience, tant au niveau des retards dans la généralisation de l’enseignement de base, voire de l’alphabétisation, qu’à ceux des inégalités d’accès à la scolarisation, des déperditions scolaires et de la dégradation de la qualité de l’enseignement. Ce système est pourtant très couteux ; il absorbe 27% des ressources budgétaires, soit l’équivalent de 6,5% du PIB.
La première question que tout le monde se pose est alors celle du rendement de cet investissement. Certes, ce rendement ne peut être approché dans la seule optique «économiste», car même en l’absence de rendement financier, on ne peut se passer d’un système scolaire. Nous connaissons, à ce propos, la fameuse boutade d’Abraham Lincoln, qui interpelle toute approche utilitariste: «Si vous trouvez l’éducation trop chère, essayez l’ignorance», avait-il dit. Toujours est-il que pour un meilleur pilotage du système éducatif, on doit s’enquérir de ses résultats quantitatifs et qualitatifs, les comparer à ceux réalisés par d’autres pays et éventuellement en rapprocher les données avec celles d’autres secteurs. Et à ce niveau on ne peut s’empêcher de remarquer que d’autres pays, pas seulement les pays développés ou les pays asiatiques, mais même ceux de la région MENA (Moyen orient et Afrique du nord), font mieux que nous et parfois en affectant moins de ressources à l’éducation.
Chiffres à l’appui ?
Oui. Avec tous les efforts déployés depuis l’indépendance, nous nous retrouvons avec un taux élevé d’analphabétisme parmi les personnes âgées de 15 ans et plus (51% pour les hommes et 78% pour les femmes). Le taux de scolarisation est de 91% pour le primaire, lequel est aujourd’hui généralisé dans tous les pays comparables au notre. Ce taux tombe à 51% dans le secondaire. Au niveau supérieur, les titulaires de diplômes dans les disciplines scientifiques et techniques ne représentent que 26% du nombre total des lauréats, proportion qui tombe à 14% si l’on exclue les lauréats des facultés des sciences. Or, une meilleure productivité du système appelle le renforcement des disciplines scientifiques et techniques. Les enquêtes internationales pour la mesure des résultats des systèmes éducatifs, telles que l’enquête PISA, s’intéressent d’ailleurs précisément, pour évaluer le niveau des élèves et savoir s’ils ont acquis, en fin de scolarité, les connaissances et compétences nécessaires, à mesurer leurs résultats dans trois domaines : les mathématiques, la compréhension de l’écrit et les sciences.
Dans ces conditions, l’éducation ne peut être une vraie source de croissance. A votre avis, que faudrait-il pour changer cela ? Quelles priorités ?
Effectivement, au plan macroéconomique, et en dépit de l’apport des théories de la croissance endogène, les effets de l’éducation sur la croissance restent plutôt faibles, pas seulement au Maroc ; cela n’exclut toutefois pas qu’elle exerce d’autres répercussions positives pouvant favoriser, via le capital humain, une amélioration de certains indicateurs de développement humain. Mais au niveau micro économique, l’investissement individuel dans l’éducation est sans aucun doute rentable, notamment pour ceux qui disposent déjà d’un emploi, l’amélioration de leur niveau de formation étant génératrice d’accroissement de leurs revenus individuels.
Mais nous savons qu’aujourd’hui tout le monde est unanime pour dire qu’au Maroc, la réalisation des objectifs de développement requiert un taux de croissance ne devant guère être inférieur à 7% par an et que l’éducation ne participe que faiblement à la réalisation de ce taux. Les facteurs explicatifs de cette situation sont, pour la plupart, connus. Les plus importants renvoient à la faiblesse des mécanismes de planification des besoins, à l’implication insuffisante des professionnels dans l’élaboration de l’offre d’éducation et de formation, à l’inefficacité du système d’orientation et aux hésitations quant à la définition du rôle du système éducatif et de sa place dans l’économie.
Cette situation est également due au fait qu’on n’a pas encore défini la vision du Maroc de demain que nous voulons pour nos enfants et pour nous-mêmes. Certes, de grands projets multisectoriels et porteurs ont été lancés au cours des dernières années. Mais peut-on dire, pour autant, au jour d’aujourd’hui, qu’on est arrivé à définir la place que nous voulons pour notre pays dans ce monde en perpétuel mouvement ? Face aux mutations que nous constatons chaque jour, a-t-on, en effet, réussi à définir les créneaux sur lesquels nous voulons nous positionner et qui nous permettront d’avoir notre place dans le concert des nations ?
A propos de l’inadéquation entre l’offre et la demande, en matière d’emploi, à quelles conclusions êtes-vous arrivé ? Et là aussi, quelles solutions possibles ?
Contrairement à ce qui s’observe dans d’autres pays, au Maroc, le taux de chômage a tendance à augmenter avec le niveau d’études, témoignant des limites d’absorption des diplômés par l’économie nationale. Nôtre pays se trouve même dans une situation paradoxale où coexiste un potentiel humain formé, mais sans emploi, et un déficit en encadrement du secteur productif. Cela peut s’expliquer par la faiblesse du niveau de croissance économique et donc par la création limitée d’emplois qui en résulte. Se pose alors la question de savoir si les politiques économiques mises en œuvre permettront ou non de nous rapprocher du potentiel de croissance. A cette question s’ajoute une autre, celle de savoir si, une fois atteint, le potentiel de croissance de l’économie marocaine permettra ou non de faire face à la charge démographique additionnelle annuelle.
Dans les cinq prochaines années, environ 300.000 demandeurs d’emplois nouveaux se présenteront annuellement sur le marché du travail. Mais l’offre moyenne d’emplois ne dépassera pas les 210.000 postes par an. L’émigration permettait, jusqu’à la crise de 2008 en Europe, d’absorber, en moyenne, 25.000 actifs, chose sur laquelle il est difficile désormais de compter. Et même si l’émigration vers l’Europe était relayée par un départ de travailleurs marocains vers les pays du Golfe, le déficit, qui serait de plus de 60.000 emplois par an, viendrait aggraver encore plus le taux de chômage.
L’économie marocaine n’a pas encore été en mesure de créer les débouchés permettant d’absorber tous ces nouveaux venus sur le marché du travail. Les cohortes successives de lauréats non seulement du supérieur mais aussi du secondaire, et parfois même de l’enseignement technique ne trouvent pas de débouchés. Dans ces conditions, et face à la limitation de l’emploi dans le secteur public, dictée par des considérations budgétaires et d’efficacité de gestion des ressources ; la volonté d’encourager le secteur privé n’a pas toujours été concrétisée par une promotion de l’esprit d’entreprenariat auprès des étudiants. Dans les institutions d’enseignement supérieur, la création d’entreprises ne représente pas le premier choix des lauréats qui cherchent, de préférence, des emplois dans les grandes entreprises et surtout dans l’Administration.
Vous vous interrogez aussi sur la stratégie éducative du pays. Quelles sont vos conclusions ?
Vous savez que dans les pays développés, c’est l’encouragement de la recherche-développement et donc l’action par l’enseignement supérieur qui permet de faire du système éducatif une source de croissance et que, dans les pays en développement, c’est l’imitation des technologies mises en œuvre dans les pays développées qui permettrait de réaliser cet objectif. Aussi, pour nous, la stratégie porteuse est celle qui consiste à encourager l’imitation des technologies mises en œuvre dans les pays développés, ce qui ne manquera pas de susciter l’esprit d’initiative chez les jeunes et de développer l’innovation grâce à la maîtrise des technologies nouvelles. Les chinois ne font pas autre chose depuis des décennies, ce qui leur a permis de se hisser aux premiers rangs de la compétition mondiale et de se positionner dans la course à l’innovation, cherchant à se rapprocher de la frontière technologique, constituée des USA, de la Finlande et de la Suède.
Mais vu le taux élevé d’analphabétisme, la faible qualification de la main d’œuvre et le niveau du système éducatif dans notre pays, ce dernier ne pourra jouer le rôle qui lui est imparti que si l’on commence d’abord par généraliser l’éducation de base. Des mesures appropriées devraient ensuite être prises pour attirer plus de jeunes vers l’enseignement technique et professionnel, enseignement que le Maroc doit, plus que jamais, encourager et développer. Tout le monde est d’ailleurs unanime sur ce choix. Encore faut-il passer des souhaits aux actes. L’encouragement de la formation professionnelle et le reprofilage de l’éducation secondaire et supérieure, du premier et du second cycle, vers des métiers ou des cursus adaptés au monde du travail permettra de préparer des jeunes outillés et donc capables de hausser le niveau de productivité.
La promotion de l’enseignement technique ne nous dispense néanmoins pas d’autres actions visant la refonte du système éducatif pour en améliorer le rendement tant sur le plan quantitatif que qualitatif, telles que celles qui se rapportent aux programmes, à la langue d’enseignement, à l’orientation culturelle et à tout ce qui permet d’anticiper les évolutions rapides que les sociétés humaines ne cessent de réaliser.
La mise en œuvre quotidienne de cette refonte du système éducatif, et comme il ressort, là encore, de l’expérience de plusieurs pays, ne peut être atteinte sans la motivation des enseignants, motivation qui constitue la pierre angulaire de tout l’édifice, mais qui ne se réduit pas à la seule amélioration de leurs conditions matérielles. Elle commence d’abord par la sélection des jeunes devant être les enseignants, maîtres et professeurs de demain. Il faudrait, plus que jamais, inciter les jeunes les plus compétents à devenir enseignants pour qu’ils puissent transmettre une formation de qualité. Cette situation prévalait dans notre pays jusqu’aux années 80. Depuis lors, beaucoup de jeunes ne viennent aux écoles de formation des instituteurs ou des professeurs que parce qu’ils ne peuvent pas accéder aux grandes écoles, ou qu’ils ont été dissuadés de tenter l’aventure d’un long cursus universitaire à débouchés incertains. Il en a résulté que le système éducatif ne recrute plus les meilleurs. Or, sans la professionnalisation des enseignants et sans leur implication dans la réforme, on ne peut réaliser de rénovation durable du système éducatif.
Propos recueillis par KB
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Le soufisme, un référentiel éthique Une petite question en marge… Dans le cadre de la confrérie des Boudchichis à laquelle vous appartenez, y a-t-il une réflexion sur toutes ces questions ? L’expérience de plusieurs pays en développement a démontré que la non prise en compte des valeurs culturelles et spirituelles de leurs peuples respectifs a empêché la pleine réussite des réformes de leurs systèmes éducatifs. Aussi, et pour mieux préparer les jeunes, pour leur socialisation, pour leur permettre d’être des acteurs du changement, le système éducatif doit comporter des programmes visant à leur inculquer les valeurs de sérieux, de rectitude et de solidarité, à leur donner un référentiel éthique. |
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Biographie
Lahcen Sbai El Idrissi
Doctorat d’Etat es sciences économiques
Diplôme du Cycle supérieur de l’ENA de Rabat
Trésorier Ministériel auprès des Ministères de la Justice; de l’Industrie et des nouvelles technologies, de la Communication et de la Délégation Générale à l’Administration Pénitentiaire.
Enseignant vacataire d’économie financière à la faculté de droit de Rabat, à l’Ecole Nationale d’Administration de Rabat et à l’Institut Supérieur de l’Information et de la Communication.
Collaboration avec plusieurs organes de presse sur des questions culturelles et spirituelles.
Articles scientifiques publiés dans des périodiques nationaux et étrangers, notamment en matière d’économie financière.
Auteur de 3 ouvrages :
– Education et Economie, Quelles relations ? 2013, Editions Bouregreg.
– Soufisme et économie solidaire au Maroc, Editions Bouregreg, 2009.
– Soufisme et société, Editions Bouregreg, 2007 (En arabe)
En cours de finalisation
-Dette et soutenabilité des finances publiques.