Ma vie, du bas de l’immeuble…

Reda, 10 ans, est écolier. Depuis qu’il est né, son programme pour les grandes vacances ne change pas. Il nous raconte pourquoi.

«Je suis un jeune citadin qui vit dans la métropole de Casablanca. Mon père est gardien d’immeuble et ma mère fait des ménages dans les appartements de cet immeuble. Mon père était chauffeur, gardien, homme à tout faire dans une grande maison. Lorsqu’il s’est marié avec ma mère, son patron promoteur immobilier l’a placé dans l’un de ses nouveaux immeubles. Il ne pouvait plus le garder avec lui. Un autre jeune homme célibataire avait pris sa place. Depuis 10 ans, c’est là que nous habitons. C’est dans un deux pièces que nous sommes nés, ma sœur et moi.
Mon père dit souvent que son permis de conduire et son expérience auraient pu lui servir à faire autre chose, mais il a toujours préféré la stabilité et la sécurité de sa petite famille. D’un côté, il n’a pas tort et, d’un autre, les choses sont plus compliquées.

Parce que, dans cet immeuble où nous vivons, le syndic, depuis quelques années, s’acharne et se bat quasi-quotidiennement avec tous les propriétaires pour que les versements des mensualités soient réguliers et mis à jour. Mon père raconte qu’au début, ça ne se passait pas comme ça. Mais maintenant, peu de gens sont réglos et beaucoup chipotent sur les 250 dirhams qui servent au bon fonctionnement, aux réparations de l’immeuble et à payer mon père, le gardien. Heureusement pour nous que ma mère travaille dans plusieurs appartements à la semaine, sinon, nous serions morts de faim. Moi, en cette fin d’année, je me désole comme chaque année. Parce que, depuis que je suis tout petit, je ne me rappelle pas avoir eu de vacances ailleurs qu’ici dans l’immeuble. Mon père n’a pas droit non plus aux vacances et quand bien même il y aurait eu droit, il n’en aurait jamais eu les moyens. D’ici, nous ne sortons que le dimanche, jour de repos de mon père… Et parfois, ce n’est même pas possible à cause des problèmes que causent les mauvais payeurs. Ils exigent que ce jour de congé ne soit pas accordé. Une condition qu’ils avancent avec mauvaise foi pour justifier leur défaut de paiement.
Dans cette même catégorie de personnes, d’autres exigent que ma mère vienne faire le ménage chez eux, gratuitement, le dimanche. Mes parents ont bien compris leur stratagème: ils ne cherchent qu’à les provoquer pour les faire déguerpir sans le rond. Heureusement que le promoteur avait eu la présence d’esprit de faire le nécessaire, afin que mon père soit protégé par un contrat de travail et que soit créé un syndic en bonne et due forme. Il n’y a que ça qui puisse les freiner dans leur comportement de despotes. J’ai plusieurs fois pleuré en écoutant mes parents s’alarmer de fins mois sans rétribution. Pourtant, se sont des gens qui se permettent du grand luxe dans leur train de vie. Je sais tout ça, parce que mon père en parle. Moi, je n’ai jamais eu le droit de franchir le seuil d’aucun des appartements de l’immeuble. Ma maman m’a toujours interdit d’avoir un quelconque contact avec les enfants des copropriétaires. Ils sont différents de moi. Je vais à l’école depuis que je suis petit, tout seul. Je sais traverser les grandes artères, faire des commissions, faire la vaisselle, étendre le linge et garder ma petite sœur quand mes parents travaillent. Je fais tout seul mes devoirs et regarde de temps à autre la télé. Je ne peux pas le faire souvent à cause des mensualités d’électricité. Si par malheur elles sont élevées, le syndic ne peut pas les payer et nous restons alors dans l’obscurité. Je suis bon élève, mes parents disent que c’est le plus beau cadeau que je puisse leur offrir. A l’école, je suis tranquille et essaye de bien suivre. J’ai eu d’excellents résultats scolaires cette année; mes parents sont fiers de moi. Je sais par avance que je n’aurais pas de récompense, ni la perspective de changer d’horizon.
Comme chaque année, je vois tous les habitants de l’immeuble partir en vacances, alors que nous, nous allons rester sur place sans autre perspective que le pas de porte de l’immeuble pour jouer au ballon ou à cache-cache avec les autres enfants qui, eux non plus, n’ont pas d’autre choix. A condition qu’on ne fasse pas trop de bruit. Chaque année, mon père nous promet qu’il nous emmènera, ma sœur et moi, à la plage. J’en rêve, mais à chaque fois, un empêchement le contraint à ne pas tenir ses promesses. Je n’ai jamais quitté notre habitation, sauf le dimanche pour aller en médina avec mes parents pour faire le marché ou pour aller au hammam. En chemin, mes yeux sont avides de tout. J’ai l’impression que je suis un étranger dans cette belle et grande métropole que j’habite. Qu’est-ce que j’aurai aimé que mes parents m’emmènent me promener sur le boulevard de la corniche ou dans un jardin! Je ne les vois qu’à la télévision, dans les reportages ou dans les films.
Encore cette année, je vais devoir supporter de sentir mon cœur se serrer lorsque je verrai les familles s’entasser dans leur auto avec leurs bagages, donnant les dernières recommandations à mon père pour qu’il soit vigilant durant leur absence. Je garde pour moi mes sentiments, parce que je ne voudrais jamais causer de peine à mes parents.
Il y a quelques jours, une petite brise de bonheur m’a bercée. J’ai entendu dire que la jeune sœur de ma mère allait peut-être venir passer quelques jours chez nous. Elle est étudiante dans la capitale et ne veut pas partir au bled. Peut-être qu’avec elle, irons-nous, ma petite sœur et moi, à la plage, au cinéma ou tout simplement nous promener! Je ne cesse d’agacer ma mère en lui demandant la date précise de son arrivée. Si seulement ma mère pouvait me comprendre! Chaque jour, je rêve d’un planning de journée extraordinaire avec cette tante bénie».

L’abattage clandestin à Casablanca

Mariem Bennani

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