Hasna, 68 ans, est mère au foyer. Cette mère de 5 enfants et grand-mère de 10 petits enfants, qui n’a jamais été à l’école, s’attaque à son âge à la lecture et à l’écriture. Emotion et humour ponctuent son récit.
«Avoir passé ma vie au service de mes enfants, qui aujourd’hui sont mariés, je ne le regrette pas, bien au contraire. Rien n’a jamais eu plus d’importance. C’est un engagement à vie, avec une aptitude innée à être une source intarissable d’amour, de compréhension, de patience, de force et de dévouement.
Tous les événements qui ont jalonné mon parcours de mère, de la naissance de mes enfants jusqu’à leur envol, sont des souvenirs qui m’émeuvent profondément. Ce sont beaucoup d’années de tendresse, de joies et aussi de turpitudes.
Les moments difficiles, notamment ceux de l’adolescence, n’ont certes pas été empreints de quiétude et de repos. Fort heureusement, avec mon mari, nous nous sommes acharnés à rester maîtres de nous-mêmes. Nous nous sommes privés aussi en mettant de côté certains de nos rêves pour réussir à faire de nos enfants des hommes et des femmes accomplis. Ensuite, nous les avons mariés. Les voir heureux aujourd’hui nous comble. Notre fierté, c’est d’avoir pu leur insuffler les bonnes valeurs morales qu’il faut. Nous constatons qu’eux aussi maintenant se battent pour assurer la pérennité et la stabilité de leurs petits foyers en bons adultes responsables de leur vie. Avoir des petits enfants et des enfants heureux, c’est un grand bonheur, une bénédiction.
Mais ce ne sont pas les seules et dernières émotions de la vie, qui continue… D’autres belles surprises du destin arrivent quand on leur ouvre les portes. Comme celle que je viens de connaître. Depuis le départ de nos enfants, une petite routine ennuyeuse s’installait dans notre maison. Mon mari, continuant de travailler dans sa boutique, bien qu’avec l’âge, il devenait moins habile et puis, moi, je me languissais de l’attendre à la maison. Un jour, un reportage télévisé sur les analphabètes remonta à la surface le vieux sentiment de frustration que je portais enfoui dans mon cœur. Je ne savais ni lire, ni écrire. A cause de ce handicap, je me suis toujours sentie diminuée. Je me percevais tout le temps comme étant la plus grande des cruches, parce que je ne pouvais même pas transcrire un numéro de téléphone et encore moins lire le montant de nos factures d’eau et d’électricité. Quelle pénitence pitoyable aussi que de n’avoir jamais su déchiffrer les relevés bancaires de mon mari que je trouvais secrètement dissimulés dans des cachettes insolites. Une curiosité incandescente jamais soulagée à l’époque, parce que justement je ne pouvais me permettre de demander à quiconque de les lire. Je devais me contenter de ce que mon mari me disait et cela m’exaspérait au plus haut point. Plus tard, mon ignorance des lettres et des mots allait battre son comble avec les mères de mes belles-filles et ou celles de mes beaux-fils. Je ne pouvais pas me la jouer à commenter, comme elles, des lectures ou sortir mon petit carnet pour y transcrire des recettes de cuisine. J’écoutais attentivement en essayant de mémoriser les précieuses informations. Jusqu’au jour où, enfin, je pus mettre en pratique le dicton: »Il n’est jamais trop tard pour bien faire ».
Tout allait changer pour moi un vendredi. En sortant de la mosquée, après la prière, je fis la connaissance d’un groupe de femmes qui parlaient d’école pour la lutte contre l’analphabétisme et de devoirs écrits à rendre. Je sautais sur l’occasion qui m’était donnée. Je ne pouvais me permettre de camper sur ma réserve habituelle. Ces femmes, avec générosité, me donnèrent toutes les informations que je souhaitais et m’invitèrent à me joindre à elles le plus tôt possible. Je m’y suis rendue, me suis inscrite et j’ai intégré une classe. De tout cela, je n’avais parlé à personne de ma famille. En secret, j’ai acheté des livres pour enfants et me suis mise au travail sans jamais laisser passer aucune occasion pour perfectionner mon écriture et ma lecture. Chaque mois, je me sentais fière des exploits que j’accomplissais. Je n’ai plus jamais arrêté, je continue encore; c’est tout simplement fabuleux! Aujourd’hui, je lis couramment et j’écris avec aisance. J’ai appris des poésies, des versets du Coran, des invocations. C’est tellement important pour moi qui savais juste la technique de la prière comme un enfant pourrait la faire.
Un an plus tard, je fis part de mon secret aux membres de ma famille. Cette nouvelle a été accueillie comme si j’avais réalisé le plus grand Guinness du monde. Pour immortaliser mon exploit, mes enfants m’ont fait écrire un petit mot sur un bout de papier. Un pour chacun d’entre eux avec leurs prénoms
Ils ont eu raison: chaque fois que j’aperçois mes griffonnages, c’est un trouble intense qui s’empare de moi et qui me fait monter des larmes. J’ai entendu dire que même mes petits-fils se vantent continuellement auprès de tous leurs camarades d’avoir une grand-mère savante. Je n’ai plus honte, au contraire, je suis devenue plus forte. Je me fiche maintenant qu’on dise que j’ai été analphabète, qu’aujourd’hui je ne le suis plus. Actuellement, je suis la secrétaire particulière de mon mari, dont la vue a baissé à cause de son diabète et de son âge.
C’est un autre grand événement qu’il aurait fallu célébrer. Mieux encore, maintenant, c’est lui qui me demande de l’accompagner à sa banque. Il me remet ses relevés et me demande même d’en vérifier les mouvements. Je l’aide dans ses achats, mais aussi dans la gestion de ses stocks. Il me permet depuis de l’accompagner dans sa boutique; il m’apprend à négocier avec ses fournisseurs. C’est une autre étape de ma vie que je n’aurais jamais pu imaginer. Ma nouvelle passion, c’est la lecture; je n’aurais jamais cru que cela pouvait me captiver autant. Un de mes fils, celui qui a le plus d’humour, depuis qu’il me voit souvent avec un livre à la main, adore me taquiner en me disant: «Alors, al walida, tu ne lâches pas l’affaire, n’est-ce pas? Aurais-tu l’idée de tapisser nos murs avec le bac cette année, inch Allah?». Je lui réponds sur le même ton qu’il y a un an déjà que mon bac aurait dû s’y trouver cloué. Mais que tous les directeurs d’écoles, par jalousie, continuent de ne pas vouloir m’inscrire. Ils continuent de dire que la somme des deux chiffres de mon âge indique encore que je suis trop jeune pour passer cet examen. Mon mari, à notre échange comique, rajoute: «Bac ou pas bac, tout ce que j’espère moi, c’est que ta mère ne se mette pas en tête, à son âge, de porter un jean et qu’elle en vienne à me demander le divorce».
Mariem Bennani