La mendicité prend un autre visage. Elle est en voie de devenir un métier organisé, voire une entreprise qui rapporte. Les coins et espaces qui rapportent se vendent.
Ronds-points, mosquées, cafés, transports urbains… ne sont pas épargnés par la vague déferlante des mendiants que connaît actuellement Rabat, capitale du Royaume. Il n’y a pas d’âge pour ce fléau devenu inquiétant. Même les nourrissons ont fait leur entrée en scène, comme les femmes enceintes. Et on voit de plus en plus de Subsahariennes qui traînent près du «feu rouge» et exhibent aux automobilistes leurs bébés, pour leur demander de l’aide en articulant quelques mots en arabe, appris pour la circonstance. Elles font partie des subsahariens qui ont choisi l’étape marocaine en attendant le moment propice pour traverser le détroit de Gibraltar vers l’Europe, et qui se retrouvent -pour nombre d’entre eux- contraints de jeter définitivement l’ancre dans le Royaume, mais sans revenus. Les uns saisissent les opportunités qu’offre la stratégie nationale de régularisation de la situation des clandestins venus d’Afrique. Les autres, pour une raison ou une autre, mendient.
On assiste aujourd’hui à Rabat à une concurrence féroce entre les mendiants d’ici et d’ailleurs. Ils se disputent les ronds-points qui rapportent le plus. Et l’utilisation de la force n’est pas exclue pour conserver le terrain, le rendement étant assez juteux pour justifier les combats de coqs.
A cette catégorie maroco-africaine, s’est ajoutée depuis quelque temps une autre famille de mendiants. Ceux-ci nous arrivent d’un pays arabe, la Syrie. Tout en noir habillées, les femmes syriennes ont une autre stratégie, un autre style: on ne les voit jamais roder autour des ronds-points, ni dans les transports urbains. Elles squattent plutôt les entrées des grandes surfaces commerciales dans les quartiers huppés de la capitale en brandissant leur passeport: «Saâdouna ya ikhwanna (aidez-nous, frères), nous sommes syriens».
Les Syriens aussi
Une remarque s’impose: les Syriens qui ont fui la guerre fratricide dans leur pays restent dignes. On les voit rarement dans les artères de Rabat. Ils ont opté plutôt pour un style qui nous vient d’Orient, à savoir que, dès que l’imam de la mosquée annonce la fin de la prière, des voix d’enfants syriens innocents, mais initiés à apitoyer, interviennent alors. Elles appellent à l’aide: «Ikhwankoum mine Souria, saâdouna ya ikhwanna» (Vos frères de Syrie, aidez-nous, frères). L’imam de cette mosquée située dans un quartier modeste de Rabat reconnaît: «Les Marocains étaient plutôt généreux (au début du conflit syrien), selon leurs moyens. Ils réfléchissent aujourd’hui avant de mettre la main à la poche». «On ne sait plus, nous confie Rachida (fonctionnaire), s’il s’agit de vrais Syriennes ou de Marocaines couvertes du costume traditionnel noir. Il en existe sur le marché depuis la montée de la vague islamiste chez nous».
Les transports urbains squattés
Les mendiants nationaux qui squattent les ronds-points proposent surtout aux automobilistes des paquets de mouchoirs en papier, chewing gum, ou petites bricoles pouvant orner la voiture. Si vous vous détournez du produit, ils annoncent la couleur: «Aaounouna âal masrouf, ne serait-ce que par un dirham». On les retrouve aussi dans les transports publics. «J’appréhende toujours le moment où je vais prendre le bus, nous lance, inquiète, Nawal (étudiante). J’ai toujours peur d’être agressée par un mendiant qui peut aussi être un pickpocket et me prendre mon portable ou mon porte-monnaie». Il y en a même qui menacent les usagers des bus, alors que d’autres font peur aux gens en relevant leur chemise pour montrer des cicatrices post-opératoires ou dues à des coups de couteau lors d’une bagarre… Et il ne faudrait pas oublier le nombre sans cesse grandissant des handicapés qui se convertissent, eux aussi, en mendiants et qu’on retrouve de plus en plus dans les ronds-points, avec tout ce que cette présence, à même le sol ou sur fauteuils roulants, peut engendrer comme entraves, voire accidents…
Une machine à sous
La mendicité est devenue une vraie machine à (gros) sous. Un épicier du coin -et non des moindres!- nous a confié que, tard le soir, avant de fermer son commerce, plusieurs mendiants nationaux et subsahariens lui remettent entre trois cents et cinq cents dirhams (en pièces), parfois plus, pour qu’il les leur change en billets de banque. «C’est pour vous dire, conclut l’épicier (Hassan), que la mendicité est un commerce très juteux». «Un commerce qui est en passe de devenir même une entreprise, une TPE», ironise cet étudiant en économie.
Le métier s’organise. On loue des enfants, des nourrissons qui restent allongés toute la journée. On leur fait prendre, nous confie Leïla, infirmière récemment mariée, un sirop pour les faire dormir des heures durant et attendrir les passants qui, certes, soupirent mais déboursent…
On loue aussi les coins de rue et les grandes artères qui rapportent encore mieux. «J’ai vu personnellement, nous confie un éboueur, un mendiant qui, à la fin de la journée, s’est caché derrière un immeuble pour changer ses haillons par des vêtements convenables qu’il dissimulait dans son sac». Si c’est pour gagner 300 DH par jour, sans investissement et sans payer d’impôts, cela vaut le coup !
Par ailleurs, une autre forme de mendicité est en train de se développer. Il s’agit de petits fonctionnaires qui proposent aux passants une montre, des stylos, cravates, téléphones portables… en prétextant que leur épouse va accoucher et qu’ils sont obligés de vendre leurs biens pour subvenir aux besoins pressants de la grossesse et de l’accouchement.
Le tram et le train font exception
Heureusement, nous a confié un contrôleur de tramway, les mendiants n’envahissent pas ce moyen de transport comme ils le font pour les autres transports publics au vu et au su de tous…
Le train aussi fait exception, parce qu’il faudrait payer pour s’y embarquer et que les contrôleurs ne laisseront pas faire… Les mendiants risqueraient de se retrouver au poste de police.
Le problème avec tous ces mendiants qui ont –ou croient avoir- trouvé le filon en faisant la manche, c’est que les gens s’en méfient de plus en plus et sont donc moins sensibles à leur vraie ou prétendue pauvreté.
Chacun préfère donner l’aumône à «ses» propres pauvres, ceux qu’il connaît et qu’il sait réellement dans le besoin. Les autres gênent et encombrent le paysage, mais ils ne reçoivent rien… A qui la faute ?
Mohammed Nafaa