Le Président turc a mis du temps avant de condamner la décapitation d’un professeur français ayant montré des caricatures du prophète à ses élèves dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression. Il a en revanche été très rapide pour dénoncer les propos du Président français réaffirmant dans son pays le droit à la caricature sans réserve.
Emanuel Macron a sous-estimé les réactions dans le monde arabo musulman. Il devait s’attendre, certes, à des réactions de colère dans les milieux islamistes, mais aussi à un désaveu déjà exprimé de pays modérés, comme le Maroc ou la Jordanie, qui ont toujours dénoncé les caricatures du prophète. On notera d’ailleurs que les alliés notamment européens de la France ont certes condamné l’assassinat du professeur, mais ne se sont en rien alignés sur le discours contre le séparatisme du Président Macron. La laïcité française est une spécificité qui a bien du mal à être comprise en dehors du contexte historique français.
Avec Erdogan, on est tout de même dans un affrontement très particulier. Il est très rare qu’un dirigeant mette en cause la santé mentale d’un autre président. M. Erdogan, lui, a mis en cause la «santé mentale» de M. Macron. Il a accusé le chef d’Etat français de «diriger une campagne de haine» contre les musulmans, comparant le traitement de ces derniers en Europe à celui des Juifs avant la Deuxième Guerre mondiale. «Je m’adresse d’ici à ma nation: surtout ne prêtez pas attention aux marques françaises, ne les achetez pas», a déclaré M. Erdogan lors d’un discours virulent à Ankara.
Dans le monde musulman, où toute représentation du prophète Mahomet est taboue, les déclarations du Président français ont suscité des manifestations de colère. A Gaza, quelques dizaines de manifestants anti-Macron se sont réunis pour le deuxième jour consécutif, collant une photo du chef d’Etat français barrée d’une croix rouge sur la façade de l’Institut français. Ce week-end, plusieurs rassemblements ont eu lieu, en Tunisie, ou dans certaines régions de Syrie, même s’ils n’ont réuni que quelques dizaines de personnes.
Les appels au boycott se sont aussi multipliés: dès samedi soir (24 octobre), des produits français ont été retirés des rayons de supermarchés à Doha, au Qatar. En Jordanie, des vidéos sur les réseaux sociaux montraient des rayons de supermarchés vidés de leurs produits français, ou remplacés par ceux d’autres pays. Les vidéos étaient accompagnées de hashtags #France Boycott ou « #Our Prophet is a red line » (Notre prophète est une ligne rouge).
Erdogan parle à son peuple et à tous les musulmans et cela s’inscrit dans sa volonté de refaire de la Turquie un défenseur intraitable du monde musulman. Ankara, certes, ne veut pas voir son influence réduite sur le territoire français et craint une loi obligeant «ses» imans à quitter leurs mosquées. Mais il faut bien comprendre que les confrontations sont autant géopolitiques que religieuses. La France, encore une fois bien seule en Europe, s’est portée militairement en soutien de la Grèce en méditerranée orientale. La Turquie dans sa recherche d’hydrocarbures, met en cause indirectement l’attribution des iles les plus proches de son territoire à la Grèce, lors du traité de Lausanne. Une stratégie insulaire renforcée par l’élection surprise du candidat d’Ankara lors des dernières élections présidentielles à Chypre nord. La France, de son côté, n’a pas digéré l’humiliation de l’abandon de ses alliés kurdes en Syrie. L’offensive turque contre les Kurdes a été condamnée par Paris qui, cependant, n’a pas pu ou voulu réagir. Un aveu de faiblesse enregistré par Erdogan. Paris a dénoncé également l’intervention de la Turquie en Lybie et s’est retrouvé du côté de l’Egypte et du maréchal Afar. La tension a cependant baissé ces derniers jours. Vendredi 23 octobre, les parties en conflit dans le pays ont signé un cessez-le-feu national et permanent. Le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a salué cet accord conclu à Genève entre les parties libyennes, jugeant qu’il s’agissait d’«une étape fondamentale vers la paix et la stabilité en Libye».
Reste le soutien d’Ankara à l’Azerbaïdjan dans le conflit avec l’Arménie pour le Haut Karabakh. Paris a reconnu le génocide arménien, ce qui marque le début de la dégradation des relations entre les deux pays. Dans le conflit actuel, Paris est aux côtés d’Erevan. Depuis le 27 septembre, les armées arméniennes et azéries combattent au Nagorny-Karabakh. Trois cessez-le-feu dont le dernier devait être effectif lundi dernier (26 octobre 2020) ont été violés de part et d’autre. Le Président russe, Vladimir Poutine annonçait le 22 octobre, qu’environ 5000 personnes avaient déjà été tuées en quatre semaines de guerre. Si le conflit dure depuis 30 ans, son évolution actuelle est inédite avec un avantage technologique important, côté azéri. Un effondrement de l’Arménie parait cependant exclu, tout cela se passe dans une zone d’influence de la Russie de Poutine.
La France n’a aucun moyen de gêner les turcs en Syrie ou au haut Karabakh, elle le peut dans les eaux grecques ou sur son territoire national. Il serait faux donc de croire que la fureur d Erdogan contre Macron est uniquement liée à l’affaire des caricatures du prophète.
Patrice Zehr