Cet anniversaire est une occasion pour les pays arabes de revenir sur les événements et leurs conséquences. On notera d’abord que les monarchies ont résisté contrairement aux régimes autoritaires. Le mouvement de contestation populaire, parfois spontané, contre l’absence de libertés et la corruption a eût des effets divers.
Ce mouvement a été au Maroc, par exemple, entendu et canalisé. Le pays a su continuer son cheminement, que l’on peut juger trop lent mais indiscutable, dans un renforcement de son état de droit. L’économie n’a pas été sinistrée par les troubles sociaux.
Les deux pays emblématiques des printemps arabes ont été la Tunisie et l’Egypte. Les médias internationaux «mainstream» ont voulu y voir une aspiration massive des populations pour la démocratie. C’était une erreur. Les élections ont porté au pouvoir non pas des démocrates mais des islamistes radicaux. Dans les deux pays cela a été un échec, les formations au pouvoir se sont révélées incapables d’une bonne gouvernance. La Tunisie s’en est sortie différemment que l’Egypte. Mais le pays reste instable et fragile. En Egypte, les frères musulmans ont été réprimés par un coup d’Etat militaire et le retour d’un régime d’ordre et de répression. Sissi, c’est un peu la revanche de Moubarak.
La situation a été pire pour la Lybie et pour la Syrie. Dans ces deux pays le printemps arabe a débouché sur la guerre civile. Kadhafi y a perdu son pouvoir et la vie, Assad a sauvé les deux. La Lybie reste un non Etat et la Syrie est exsangue. Les deux pays sont l’objet d’appétits et d’interventions internationales- occidentales- russes- iraniennes ou turques. La souveraineté arabe sur des territoires arabes a reculé.
On peut revenir, comme le fait la presse internationale, sur le drame individuel et humain qui a déclenché mouvements sociaux et guerres civiles puis internationales. Mohamed Bouazizi doit se rendre au Grand marché de Sidi Bouzid en Tunisie avant les autres pour pouvoir trouver un emplacement pour sa charrette et y vendre ses fruits. A défaut de pouvoir s’acheter une camionnette, il s’est fabriqué un charriot, un simple châssis de bois équipé de deux pneus en caoutchouc. Il y a fixé quatre piliers en bois pour y suspendre des bananes ou une bâche en cas de pluie, retrace la journaliste Lydia Chabert-Dalix. A 26 ans, Mohamed est un travailleur clandestin. Il a arrêté ses études après le bac et n’a pas les moyens de verser des pots-de-vin à la police pour avoir l’autorisation de vendre, raconte Jeune Afrique. Régulièrement, les agents de la police municipale se servent dans sa caisse, lui confisquent sa marchandise ou sa balance. Il doit payer pour récupérer son matériel. Privé de marchandises, Mohamed décide de se rendre auprès des autorités de la ville pour dénoncer son contrôle et récupérer son matériel. Quelques marchands l’accompagnent, révoltés comme lui par cette énième intervention. «Mohamed s’est rendu à la mairie, il a été repoussé. Il s’est dirigé vers le siège du gouvernorat [équivalent d’une préfecture en France]. Le garde de la porte l’a empêché d’entrer. Nous le suivions en tentant de le calmer. Par trois fois il s’est présenté à la porte. Par trois fois, il a été bousculé», décrit l’un d’entre eux à la journaliste Lydia Chabert-Dalix. «A un moment il a dit, je crois, ‘personne ne m’entend ici’».
Excédé par les portes closes et l’impossibilité d’être entendu, Mohamed se dirige vers un kiosque situé près du gouvernorat. Il y achète un bidon d’essence de térébenthine, décrit Libération. Sous les yeux des «taxistes» (nom donné aux chauffeurs de taxis) qui attendent leurs clients à l’ombre des arbres, des passants et de ses camarades marchands qui l’accompagnent, il s’asperge du liquide et craque une allumette, ou allume un briquet, selon les témoignages. «Je n’ai pas réalisé tout de suite. Il a récité la Chahada [profession de foi islamique] (…) Et c’est quand j’ai vu son briquet que j’ai compris», décrit un témoin. «On ne peut pas dire qu’on s’attendait à une révolution !», s’étonne Radhia Nasraoui, avocate tunisienne et militante des droits de l’homme. «D’une contestation sociale, nous sommes passés à une contestation politique». En quelques jours, la révolution tunisienne s’étend à la Jordanie, l’Egypte, le Yémen, la Libye… donnant naissance aux printemps arabes.
Tout a commencé en Tunisie donc. La pression de la rue a contraint Zine el-Abidine Ben Ali à quitter le pouvoir – il mourra en exil en Arabie saoudite en 2019. Le mouvement révolutionnaire s’est ensuite étendu à l’Egypte, où des milliers de citoyens ont obtenu le départ d’Hosni Moubarak, puis à la Libye, où la contestation s’est soldée par la mort de Mouammar Kadhafi et une guerre civile toujours en cours. Mais aussi au Yémen, à Bahreïn ou à la Syrie, où Bachar Al-Assad a réussi à conserver le pouvoir malgré un conflit sanglant avec plus de 380.000 morts et l’exode de 5,6 millions de Syriens à l’étranger. D’autres pays ont fait mine de promettre à leurs peuples un changement démocratique qui n’est resté que de façade, comme en Algérie, après des mois de Hirak. Certains laissent encore un peu d’espoir, comme au Soudan ou en Irak, pendant que d’autres sont plongés dans le désespoir comme le Liban, au bord de la ruine politique et économique.
Le Maroc aujourd’hui pourrait faire sienne la formule du diable boiteux Talleyrand «Quand je me regarde, je me désole. Quand je me compare, je me console».
Patrice Zehr