Mounia, 45 ans, femme au foyer, mariée et mère de deux enfants nous raconte pourquoi, outre la différence d’âge, la richesse qu’a atteint son couple a fait son malheur.
«J’ai connu Rachid, mon mari, il y a 20 ans. Assis côte à côte devant un repas pris dans une petite gargote de Jamae el Fena à Marrakech, Rachid avait brisé le silence avec un sens de l’humour très piquant. Il m’avait fait mourir de rire. Puis se sont joints à nous nos collègues de travail qui nous accompagnaient pour raconter chacun son tour des anecdotes hilarantes. Nous n’en étions pas restés là, puisque nous avions atterri dans une discothèque tous ensemble pour finir la soirée. Je me suis sentie très à l’aise et en confiance avec ce jeune homme de 15 ans mon aîné, protecteur et complaisant. Ensuite, nous nous sommes vus tous les jours jusqu’à fin de ces vacances passées dans le sud du Royaume. Aussi, avions-nous promis de nous revoir, puisque nous habitions Casablanca, la capitale économique et ce fut le cas. Nous nous sommes fréquentés jusqu’à ce qu’il me demande de l’épouser.
Il n’avait rien à m’offrir, ni fête de mariage, ni maison. Il m’avait avoué qu’il s’en sortait à peine avec un petit salaire. En plus, nous ne pouvions pas espérer que nos parents dans le bled nous offrent quoique ce soit. C’était nous qui les aidions pour améliorer leur quotidien. J’étais commerciale dans une agence de tourisme et lui était cadre administratif et financier dans une usine. Il m’avait rassurée en me disant que les choses s’amélioreraient, que je devais lui faire confiance et qu’il avait assez d’expérience pour se mettre à son compte. J’acceptais donc sa demande, je l’aimais même s’il était plus vieux que moi et sans fortune. J’étais convaincue que ces raisons n’étaient pas importantes et qu’elles ne pouvaient pas me détourner de ce que le destin me présentait. Nous avions tout de même, pour la forme, réunis nos deux familles autour d’un repas sans fanfare pour la rédaction de notre acte de mariage. Lorsque nous avions emménagés, nous n’avions rien, pas même une table et une chaise, mais nous étions heureux d’être ensemble. Peu de temps après, la chance a débarqué dans notre vie. Parce que mon mari, alors qu’il s’occupait du recouvrement de factures de son usine, avait rencontré un homme d’affaires étranger. Pour quelques services rendus franco, cet homme, qui a tellement été impressionné par sa serviabilité, lui a proposé de devenir son bras droit. Il lui avait offert le quintuple de son salaire, octroyé un logement et un véhicule de fonction tous frais payés. Mon mari, qui comptait les centimes, s’est vu d’un jour à l’autre jongler avec des milles et des cents. Mais aussi bizarre que cela puisse paraître, cela ne l’a pas rendu généreux avec moi. Deux années plus tard, nous avons pu acheter notre maison. Nous avons eu deux enfants. Aussi pour m’en occuper, j’ai dû quitter mon emploi. Entre-temps, mes enfants grandissaient et mon mari devenait un homme riche. Il s’occupait des affaires de son employeur et en même temps, il avait pris le soin d’entamer les siennes. Il spéculait dans l’achat et la vente de biens immobiliers. Il avait débuté avec de petites transactions, puis ensuite il a pu miser de plus en plus gros. Mon mari m’avait offert quelques bijoux de valeur, mais il ne me léguait jamais rien, il ne me donnait pas d’argent non plus. A cause de ça, mes parents me boudent encore. Ils n’ont jamais compris que je ne puisse pas les aider, alors que je vis dans l’opulence. De temps en temps, pour les calmer, il me fallait demander à mes enfants d’inventer des achats scolaires urgents pour soutirer de l’argent à leur père. Malheureusement, il n’était pas possible de le faire trop souvent. En plus, je croyais en Rachid qui m’endormait avec de belles paroles. Il disait que tout ce qu’il possédait reviendrait à nos enfants, donc pas besoin de dépenser de l’argent en démarches administratives. Il me disait aussi que jamais il ne pourrait me léser, que j’étais son talisman de fortune. Il faut dire que je n’ai jamais manqué de l’essentiel, mes enfants non plus.
Or, ces deux dernières années, je ne sais pas du tout ce qui lui arrive. Il s’est mué progressivement en une tout autre personne; je ne le reconnais plus. Il est devenu amer, agressif, pointilleux, égocentrique et radin, surtout avec moi. Il ne me parle plus de son travail, ni de ses projets. Lorsque je lui pose des questions concernant les raisons de ce changement, il répond que je me fais des idées, que les études des enfants le ruinent, que moi, j’ai une tendance à aimer le gaspillage et que ses affaires ne marchent pas fort.
Il est vrai que mes deux garçons poursuivent leur scolarité à l’étranger mais, pour le reste, c’est archi-faux. Mon mari a accumulé une véritable fortune, beaucoup d’argent en banque, des titres de propriétés, des chantiers de construction. Lorsque j’essaie de me rapprocher de lui, c’est vain et dépitant. Je ne sais plus s’il me reproche quelque chose ou s’il me sous-estime tout simplement. Il suffit de l’entendre parler au téléphone pour comprendre qu’il y a quelque chose qui ne va pas et seulement avec moi. Avec les gens, il est agréable, d’une infinie politesse et se permet même de faire de l’humour. Je suis tellement étonnée de le voir parfois, alors qu’il est en conversation, pousser des rires tellement forts «qu’on peut repérer ses dents de sagesse», comme dirait ma mère. Avec moi, c’est tout le contraire: je n’ai droit qu’à des phrases du genre «- oui, qu’est-ce que tu veux?, – tu me déranges, – fais vite, – j’ai pas de temps à perdre». Je n’ai pas fini de parler qu’il me raccroche au nez. Et puis, j’en ai eu marre de subir sans broncher. Je voulais d’abord trouver l’origine de ce changement. Première piste, l’infidélité -pourquoi pas?-; mon mari avait peut-être une maîtresse. J’ai mené alors, avec l’aide précieuse d’un de mes neveux, des investigations. Un détective privé n’aurait jamais pu faire mieux. Elles n’ont abouti à rien, aucune piste sérieuse, ça m’a rassurée, j’en conviens. Après quoi, je pris la résolution de faire haro sur le laisser-aller, peut-être la vraie cause de mon malheur. Heureusement que j’avais des bijoux à vendre. J’ai mis alors le paquet sur une remise en forme, des séances de beauté et bien sûr du shopping. Je ne me reconnaissais plus moi-même, j’avais retrouvé l’allure jeune femme moderne et sexy. Le résultat a été une grande catastrophe. J’ai été en proie à de graves accusations, des insultes et des coups. Parce que mon mari, au lieu de comprendre que je cherchais à reconquérir son estime et son attention, a préféré croire que je le trompais ou que j’en avais l’intention. Il a voulu tout de suite connaître la source de mes dépenses. Je lui ai avoué mes transactions, ce qui l’a mis dans tous ses états. Il hurlait que j’étais devenue folle et que je devais me regarder dans une glace parce qu’«un chien errant et galeux aurait peur de m’aboyer dessus tellement j’étais moche et vieille». Cette expression qui me faisait tant rire, je la hais maintenant. J’ai pris des coups en déclarant que c’était lui qui vieillissait trop mal et que tout son argent et l’argent du monde ne pourrait jamais y remédier. Jamais mon mari n’avait levé la main sur moi, mais enfin, je comprenais qu’il souffrait de notre différence d’âge. Il avait entamé la soixantaine et moi pas encore la cinquantaine. Je comprenais aussi son triste raisonnement. En m’accordant trop d’importance et en m’octroyant des biens et de l’argent, j’aurai gagné en assurance et l’aurais quitté. Je perçais son secret qu’il n’aura jamais le courage d’avouer. Depuis, nous sommes très distants, je ne sais à quelles sortes de représailles je dois m’attendre. Et s’il décidait de me répudier, qu’est-ce que je vais devenir sans argent et sans abri? Finalement, la richesse ne m’aura vraiment pas porté chance, à moi».
Mariem Bennani