Dans cette terrible tragédie de Tanger, il y a d’abord toute l’horreur du drame.
Il pleuvait, ce lundi 8 février (2021), sur la ville du Détroit. Une pluie torrentielle. Mais, comme tous les jours, les dizaines d’ouvrières et ouvriers de cette unité de textile non-déclarée, aménagée dans le sous-sol d’une villa, en quartier résidentiel, ont pris le chemin du travail. Leur emploi les oblige à travailler, chaque jour, 9 heures sous les néons. Ils ne voient donc quasiment jamais le soleil. Aussi, pour eux, que la pluie ait chassé le soleil, ce jour-là, ne devait rien changer à leur quotidien. Hélas, cette pluie diluvienne n’allait pas seulement chasser le soleil. Elle allait aussi et surtout causer leur malheur. Une minorité y perdra son emploi. Tous les autres y perdront bien plus: leur vie ! 29 morts au dernier bilan officiel ! Comment ? …A peine avaient-ils entamé leur journée de travail que, tombée en trombe jusqu’à transformer les rues de Tanger en furieux ruisseaux, la pluie s’est engouffrée d’un seul coup dans leur atelier, comme si tous les ruisseaux de la ville avaient convergé vers cette cave où ils ont été pris au piège, la porte étant -en plus- fermée (selon l’honnête témoignage du responsable de la protection civile, arrivé le premier sur place). L’enquête dira si la porte fermée était une mesure habituelle, ou si c’est la pluie qui l’a bloquée. Le fait est que n’ont pu échapper à cette mort atroce, que les 18 premiers employés sauvés par le voisinage et la protection civile. Pour tous les autres, il était trop tard quand l’alerte a été donnée et que les secours sont arrivés. Tout s’est déroulé tellement vite…
Il y a donc l’horreur du drame et la vive émotion qu’il a légitimement déclenchée. Choc, consternation, colère… Tout a été exprimé dans les médias et les réseaux sociaux. Mais le plus dur était de voir les familles des victimes, aux informations télévisées du soir, devant cette cave, assister à l’extraction des corps… De les voir et de les entendre… Une mère a perdu 4 de ses filles dans cette tragédie. 4 filles en même temps, mortes noyées ! Un père en a perdu une et répétait, hagard, comment sa 2ème –rescapée- le lui a appris… D’autres, espéraient encore une survie miraculeuse des leurs. Tandis que les derniers, sûrs du décès de leurs proches, exprimaient, chacun avec ses mots, leur douleur et résignation.
Et puis, il y a les questions. Les dizaines de questions qui ont immédiatement suivi l’émotion, toutes pouvant se résumer en une seule: qui est responsable ?
Les théories ont fusé, la 1ère cible étant bien sûr le patron de l’atelier. Lui, certes –il a été hospitalisé et est sous surveillance policière- mais aussi tous ceux qui l’ont laissé exercer cette activité non conforme à la loi, des années durant. L’opinion publique a pointé la voracité des patrons, leur non-respect des conditions de travail, la corruption des responsables locaux censés appliquer la loi, etc. Mais, une chose est sûre, cela ne fait pas le tour de la question.
Car, tout le monde sait que le véritable problème réside dans l’informel, ou ce que les experts appellent l’économie souterraine ! Cette usine n’était pas réellement clandestine. Une usine qui emploie plusieurs dizaines d’ouvriers, entrant et sortant de l’atelier, chaque jour, pendant plusieurs années, ne peut être qualifiée de clandestine. Elle relève de l’informel. Un secteur dont l’Etat sait tout, mais qui est toléré pour son poids dans l’économie du pays. Quelques chiffres pour mesurer ce poids. Selon la banque centrale (Bank Al-Maghrib), l’informel représente aujourd’hui quelque 30% du PIB… En recul, ces dernières années, mais cela reste le tiers ! La CGEM (Patronat marocain) donnait, dans une de ses études, plus de détails: l’économie informelle intervient pour 54% dans le textile et habillement, 32% dans le transport routier de marchandises, 31% dans le BTP, 26% dans l’industrie agroalimentaire… Mieux encore: selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), l’emploi informel au Maroc atteint 80% (!) de l’emploi total dans le pays. Et ceux qui s’émeuvent de l’existence de cette usine de Tanger, ne savent sans doute pas que plus de 3 millions de TPE/TPI opèrent «en marge du circuit économique», selon un rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE), publié en 2016. Autre réalité, souvent, l’informel assure une sous-traitance qu’utilisent –voire que recherchent- les unités en règle avec la loi. Cela permet (notamment dans le textile) de faire face à la pression du marché international, où la compétitivité tient à quelques centimes (que gagne l’informel via le coût de la main d’œuvre et l’absence de charges sociales et fiscales).
C’est donc tout le système qu’il faut revoir. Le CESE a rappelé récemment, dans un avis sur la santé et la sécurité au travail, que le projet de Loi-cadre, censé réglementer l’informel, est attendu depuis… 10 ans.
Alors, oui. Le Parlement a observé une minute de silence à la mémoire des victimes du drame de Tanger. Mais… Qui légifère ? Le chef du Gouvernement, Saad Eddine El Othmani, a promis des sanctions. Ah…? Mais qui conduit la Majorité gouvernementale depuis 2011 ? N’est-ce pas son parti… Et n’est-ce pas lui-même ces 4 dernières années (depuis avril 2017) ? N’a-t-il pas évoqué cet engagement devant le Parlement, en présentant le programme de l’Exécutif ?
L’enquête du Parquet «déterminera toutes les circonstances du drame», selon la formule consacrée. Mais, au-delà de la responsabilité du patron de l’usine, conformément à l’article 24 du code du travail, c’est bel et bien notre responsabilité à tous qui est en cause… Ne serait-ce que par «l’oubli». N’y avait-il pas le drame de Rosamor en 2008 (55 ouvriers d’une usine de matelas morts calcinés dans leur atelier) ? Qu’a-t-il été fait depuis ? La création de l’Institut national des conditions de la vie au travail (INCVT), en 2010 à la suite de ce drame chargé de promouvoir la santé et la sécurité au travail ? Selon le CESE, il «n’a pas été en mesure d’exercer ses attributions faute de moyens humains, logistiques et financiers».
Le problème de l’informel doit être pris à bras le corps. Les solutions existent. Ce qu’il faut, c’est une réflexion à l’échelle nationale, sérieuse et multidimensionnelle, qui déboucherait sur un plan d’action doté de tous les moyens pour être effectif. Faute de quoi, le cortège des drames ouvriers ne s’arrêtera pas à Tanger.
Bahia Amrani