Ilias, ce jeune garçon de 14 ans, est orphelin. Il nous raconte son quotidien de vagabond.
«J’ai toujours vécu dans les recoins de ce marché de gros. Peut-être y suis-je né? Qui est mon père? Qui est ma mère? Je suis incapable de décliner mon identité, j’existe et, en même temps, je ne suis personne. Des détails insignifiants, c’est tout ce que j’ai. Sinon, je n’en sais vraiment rien. Il n’y a que de mon prénom dont j’ai la certitude. C’est moi qui l’ai choisi. Un jour, j’ai entendu une jeune femme héler son compagnon comme ça. Il m’a beaucoup plu et je l’ai adopté. C’est mieux que le «fils de Moussa», non? Je trouve que c’est un avantage de vagabond. Oui, je vis avec plusieurs jeunes d’à-peu-près mon âge.
Faut pas croire, il y a des vieux aussi, hommes et femmes. J’ai parfois l’impression que nous sommes une race à part, nous qui avons tous atterri ici. La survie est notre seul et éternel souci. Que faire sinon ramasser quelques légumes abandonnés, des restes de repas servis dans les gargotes et quelques pièces de monnaie? La réalité de notre quotidien est parfois plus cruelle et abominable. Regardez mon état et celui de mes amis, il en dit long sur nous. Les chiens errants sont mieux lotis que nous, je vous le jure! Dans notre malheur que nous supportons, il y aura toujours quelqu’un pour nous faire regretter d’être en vie. Un salopard, un voleur, une bête immonde à nos trousses pour nous dérober le peu que nous chapardons ou nous faire subir le pire. Parfois, c’est gratuit, il y a vraiment de plus en plus de voyous dérangés dans leur tête. Nous vivons ici, traqués, la peur au ventre de finir mort par un coup de couteau ou roués de coups. La faim ne nous fait pas peur. Il y a une autre hantise, mais celle-là, dans notre milieu, nous trouvons qu’elle est la plus soft de toutes. C’est celle du fourgon de Police qui fait sa ronde. Nous le fuyons, bien sûr! Ne sommes-nous pas les fils de l’irrégularité? Nous ne pouvons pas décliner d’identité, puisque nous sommes des vagabonds et, de surcroît, nous squattons un espace interdit. C’est une réalité, malheureusement à notre niveau, qu’y pouvons-nous?
Il y a vraiment très peu de place dans ma mémoire pour ces histoires d’identité, d’origine et de filiation. Je n’ai que quelques bribes de souvenirs. C’est flou: il y a un visage, celui d’un vieil homme, un clochard et un surnom. Il semblerait, selon les dires des uns et des autres, que lui, c’était mon père adoptif et que ma mère enceinte avait trouvé refuge à ses côtés, qu’elle avait été écrasée par un camion un soir sur la route et qu’au jour du drame, je marchais déjà. Et puis, c’est tout, personne n’a jamais su me donner plus de détails de leur histoire. Le vieux, je l’appelais comme tout le monde autour de nous «Ba Moussa». Il délirait et empestait l’alcool. Un matin, comme d’habitude, je l’avais secoué pour qu’il se lève et qu’il me donne à manger. Il n’avait pas bougé, il était mort. J’ai été recueilli par un groupe de vagabonds. C’est ici même avec eux que j’ai grandi. Depuis, il y en a qui sont partis ailleurs, d’autres sont morts.
Notre vie n’est pas simple. Dernièrement, je me suis senti le plus malheureux des êtres vivants, condamné pour toujours. Une envie de me jeter sous les roues d’une de ces automobiles que je vois souvent arriver avec des occupants arborant une fierté qui ne sera jamais au grand jamais la mienne. D’habitude, je ne prête pas attention à ce sentiment de n’être rien, ni personne. C’est ce gardien de voitures de malheur qui, à chaque fois qu’il en a l’occasion, me torture pour me faire déguerpir. Il croit que je viens lui piquer les dirhams des automobilistes. Alors qu’il n’en est rien. Je m’étais appuyé sur un tronc d’arbre sur le bord de la route, à l’abri du soleil. Je voulais reprendre mon souffle. J’avais passé toute ma matinée à porter des tonnes de légumes sur le dos sans rien dans le ventre. Il s’est mis à m’insulter, me traitant de bâtard, de chien, de fils de prostituée. Ce n’est pas le seul rustre ici qui s’en prend à nous autres, les petits porteurs. Ils sont nombreux. D’ailleurs, plusieurs fois, ils m’ont fait la peau pour avoir tenté de gagner quelques sous. Dernièrement, ils ont failli me tuer. Je me suis sauvé de justesse en sang, pleurant de douleur. J’ai mis plusieurs jours avant de montrer ma face; ils m’auraient achevé sans l’ombre d’un doute. Seuls mes compagnons de ce lieu m’ont apporté un peu de soutien et pansé mes plaies.
Et c’est en ne sachant pas où aller que je me suis dit: si j’avais une famille, je me serais réfugié chez elle. Mais non… Je n’ai personne et si je vais ailleurs, dans une autre ville, je vivrai la même chose. C’est ça la vie de vagabond!».
Mariem Bennani