Portant sa réflexion sur les derniers événements qui ont mis les valeurs au centre de polémiques, au Maroc –dont le dernier est «l’affaire des robes»- l’écrivain Mohamed Ouissaden, auteur de «Le tapis rouge», «Amina la chamelle» et «La rivière morte», arrive à une conclusion qu’il nous livre. Elle a trait au seul vrai baromètre des valeurs…
Grâce au phénomène physique de la pression atmosphérique, le baromètre permet de prévoir l’évolution du temps. On peut donc au moins prévoir cette pression du seul fait qu’elle est mesurable. Et on peut ainsi déterminer le seuil à partir duquel il faut prendre des précautions.
Mais est-ce que cette prévision vaut aussi pour les valeurs morales des sociétés, par exemple un phénomène social prédominant, représentant un champ de confrontation de courants idéologiques, donc aussi un champ de pression ? Est-il est raisonnable de dire que certaines valeurs morales peuvent constituer un danger à partir d’un seuil précis ? Existe-t-il une loi qui détermine ce seuil pour l’humanité, ou du moins pour un groupe humain ou religieux donné ?
Une telle question nous renvoie aux modèles que peuvent suivre les individus dans leur vie, modèles qui sont la cause principale des différences de valeurs morales d’une époque à l’autre et d’un groupe humain à un autre…
Mais les valeurs morales ne sont pas des phénomènes naturels, et ne possèdent pas un seuil mesurable de danger, même au sein d’un même groupe ethnique ou religieux. Ce serait donc chercher l’impossible que de vouloir concilier les valeurs morales de tous les hommes.
Toutefois, la conscience collective a fait naître un arrangement aléatoire, mais universel, autour des certains écarts majeurs. Ainsi tout le monde sans exception considère que le meurtre, par exemple, est un crime abject, à sanctionner par des peines de prison ou par la peine de mort. Dans ce cas, la différence ne porte pas sur le caractère criminel d’un meurtre, mais sur son degré de criminalité, puisqu’on ne lui applique pas la même sanction partout.
Je peux dire que le fruit de cette conscience collective reste la seule garantie de la stabilité dans le monde, il est le fil commun sur lequel se tient l’humanité pour tâcher de garder sa tranquillité. C’est notre seul langage moral partagé, qui permet à titre d’exemple à un Américain de voyager en Algérie, ou à un Marocain d’immigrer en Australie. Si cette conscience n’existait pas, on ne pourrait jamais s’ouvrir à autrui.
C’est enfin un fil d’espoir en faveur de ce qu’on appelle l’universalisme. Un fil d’espoir fragile, puisque, malheureusement, l’humanité ne nourrit pas cette conscience collective de façon cohérente. Il existe beaucoup de valeurs sur lesquelles les points de vue sont extrêmement divergents dans le monde. Et c’est la même conscience collective qui génère la sanction de certaines infractions, qui déclenche à son tour une divergence par rapport à d’autres valeurs morales, ce qui est encore paradoxal.
Je cite l’exemple extrême du mariage homosexuel : il est devenu une valeur adoptée dans certains pays, alors qu’il se situe à l’épicentre de l’interdit dans d’autres, même réputés ouverts et libéraux.
Existera-t-il un jour un baromètre des valeurs morales dans le monde ? Je pense que c’est le défi auquel la mondialisation, quel que soit son degré de pénétration des valeurs humaines, ne saurait répondre. La parole est aux civilisations, dont les lettres sont gravées sur le livre d’or de l’histoire.
Revenons sur un événement qui s’est produit au Maroc depuis le mois de mai 2015. Quelques scènes d’un film, jugées « pornographiques », ont été répandues dans les réseaux sociaux, et la société s’est trouvée divisée en deux : les adeptes du film, et ses opposants. Le gouvernement islamiste a fini par interdire sa diffusion dans le pays. Une décision prise au moment où un festival de musique international battait son plein à Rabat, où des images similaires à celles du film interdit étaient véhiculées, non pas en image, mais en chair et en os par la chanteuse Jennifer Lopez. Ce même festival a été critiqué, il y a de cela six ans, par le parti islamiste constituant la majorité gouvernementale avant son arrivée au poste de décision, alors que ce dernier fait la sourde oreille aujourd’hui. Puis, vers la fin du mois de juin, au début du mois de ramadan, une foule de vendeurs dans le souk public d’Inezgane près d’Agadir s’est resserrée de façon menaçante autour de deux jeunes filles pour leurs « robes indécentes », et le procureur a décidé de les poursuivre pour atteinte aux mœurs. Ajoutons qu’un groupe de jeunes surfeurs a lancé, deux jours plus tard sur la plage d’Agadir une campagne « anti-bikini » sous prétexte de respecter le mois de ramadan…
Alors où commence et ou finit la pudeur ? À partir de quel point peut-on juger une image indécente, et à partir de quelle longueur d’une robe une femme qui la porte risque-t-elle d’être menacée par une foule d’hommes ? Existe-il des « cités de mâles » dans le pays ? Doit-on s’habiller, créer, et mesurer tous ses actes en gardant sous les yeux l’aiguille d’un baromètre des valeurs morales, quelles qu’elles soient ? Lequel ? Ce baromètre imaginaire aurait-il plus d’effets sur la vie des gens que la Constitution du pays, qui stipule que « L’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés » ?
Devant cette difficulté de réconcilier les différents points de vue, il est primordial de réagir sur plusieurs niveaux, afin d’éviter toute confrontation entre les consciences dans une société en pleine mouvance et, réellement, à multiples idéologies : il est urgent d’en finir avec les guerres verbales avant qu’elles ne deviennent de graves conflits entre religions et modèles culturels différents, surtout dans les pays où plusieurs civilisations coexistent.
Dans un pays comme le Maroc, ses musulmans, ses juifs, chrétiens et autres, ne peuvent trouver leur baromètre commun des valeurs. Seul un minimum de tolérance leur permettra de cohabiter. Le minimum de tolérance n’est pas seulement un seuil, c’est le tapis rouge que l’on déroule à l’autre qu’on doit respecter, et qui permet à chacun d’exercer ses droits en dehors de sa religion et de son appartenance. Il faut interdire à quiconque d’intervenir violemment dans les convictions des autres !
Reste le rôle du décideur politique, qui se doit d’adapter aux exigences de tous les citoyens, les services publics qui véhiculent les valeurs morales et civiques, tels que l’école et les médias publics. C’est à ce niveau-là qu’il est primordial d’essayer de déterminer ce baromètre presque inexistant. Le plus difficile est de vouloir adresser à des consciences différentes un même produit éducatif ou médiatique. Et le seul vrai baromètre des valeurs, c’est le respect de l’autre, autrement dit c’est la tolérance.
Mohamed Ouissaden