C’est le feuilleton-surprise de cette rentrée. La révélation de l’affaire des deux journalistes français, Eric Laurent et Catherine Graciet, qui ont négocié la non-parution d’un présumé brûlot sur le Maroc en échange de 3, millions d’euros (se contentant finalement de 2 millions et en empochant 40.000 chacun d’avance), a eu l’effet d’une bombe. Personne n’en revient encore…
Nul besoin de s’attarder sur le déroulé de cette affaire dont tout le monde a connaissance aujourd’hui. Il suffira de rappeler que l’affaire est devant la Justice française. Après leur interpellation le 1er septembre dernier et une garde à vue de plus de 30 heures dans les locaux de la BRDP (Brigade de répression de la délinquance contre la personne), les deux journalistes sont passés, le 2 septembre au soir, devant un juge d’instruction qui les a mis en examen pour «chantage» et «extorsion de fonds».
Ils sont libres, mais sous contrôle judiciaire avec interdiction de communiquer entre eux. Une information judiciaire a été ouverte par le parquet de Paris et trois juges d’instruction ont été chargés d’instruire ce dossier.
Cette affaire qui relève du pénal suit désormais son cours.
Arrêtons-nous cependant sur deux aspects de cette affaire qui interpellent fortement.
En premier lieu, il y a cette incompréhensible incapacité des pseudo-spécialistes du Maroc à comprendre que ce pays change : lui, ses gouvernants, ses méthodes, son peuple… C’est un constat que la suffisance de ces supposés spécialistes empêche de faire. La perception figée de ces spécialistes, la rigidité de leur grille de lecture, les induit en erreur. Quand on entend (ou lit) Eric Laurent et Catherine Graciet avancer que leur livre pourrait déstabiliser le pays et que s’ils ont renoncé à le publier, c’est parce qu’il fallait sauver le Maroc de cette déstabilisation (qui, selon Eric Laurent, pourrait conduire à une république islamique), on a presque envie de rire… On se dit qu’ils n’ont rien compris ! D’abord, aucun livre, aussi pamphlétaire soit-il (et il y en a eu, dont un des plus récents, le leur: «le Roi prédateur»), n’a jamais déstabilisé le Royaume. Et aujourd’hui, encore plus qu’hier, c’est se tromper lourdement –et surtout se surestimer- que de croire que ses simples écrits peuvent ébranler un pays comme le Maroc, ou ébranler sa monarchie, quelles qu’en soient les présumées révélations. Les Marocains tiennent trop à leur stabilité.
Ensuite, tous ceux qui s’acharnent ainsi sur la monarchie –car c’est bien d’elle qu’il s’agit puisque tous les «brûlots» lui sont consacrés- font une autre erreur. Ils croient la monarchie vulnérable. Ils croient l’actuel Roi sensible aux pressions. Or, cela aussi a changé. Il y a donc méprise sur toute la ligne.
L’autre aspect de cette affaire qui en consterne plus d’un, c’est ce mépris affiché par les deux journalistes donneurs de leçons et leurs amis. Un incroyable mépris, non plus seulement pour le Maroc –qui en prend pour son grade, devenant l’accusé sommé de se justifier- mais aussi pour la France, ses gouvernants et sa Justice !? On instille le doute à tous les niveaux. On n’hésite pas à exprimer des soupçons de complaisance du pouvoir français à l’égard de la partie marocaine, alors que la plainte a été déposée devant la Justice et non devant l’exécutif. On met même en question l’impartialité de la Justice («La justice française a-t-elle outrepassé son rôle dans l’affaire opposant le Maroc aux deux journalistes soupçonnés d’avoir fait chanter le royaume ?», s’interroge le journal français Libération, ce 9 septembre)…
L’inénarrable «spécialiste du Maghreb», Pierre Vermeren, va encore plus loin dans son procès d’intention. Au journal qui lui demande si «le Maroc pourrait réellement agir de la sorte ?», il répond, sans hésiter: «Bien sûr ! La monarchie organise une rétention d’informations sur tout ce qui est en rapport avec le Palais, le Sahara, l’islam et les intérêts économiques du pays (…). Il faut avoir conscience que le pouvoir n’est pas naïf et ne s’est pas engagé dans cette histoire par hasard. Il s’agit de la sécurité de l’Etat marocain: les autorités ont dû avoir l’assurance que le livre ne sortirait pas. La monarchie n’aurait pas risqué une sur médiatisation contre-productive qui aurait permis de vendre le livre à des milliers d’exemplaires».
Waw… Du calme !
Et si l’on attendait que la Justice se prononce ?
Pour l’instant, l’on ne voit que du pitoyable qui s’ajoute au pitoyable…
Bahia Amrani
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Chantage contre le Maroc : Le grand malaise de la presse française
Eric Laurent et Catherine Graciet sont bien victimes de leur avidité qui leur a fait oublier toute déontologie, pour des donneurs de leçons… A cause d’eux, toute la crédibilité de la presse française est mise en cause.
Il y a eu un moment de sidération. Incroyable, pas possible! Et pourtant, il y a les déclarations, la négociation, l’avidité pour les gros sous.
Puis, dans un certain réflexe corporatiste, une volonté manifeste d’atténuer le comportement des journalistes. Leurs avocats, c’est leur rôle, vont tenter d’instiller le doute sur les enregistrements, etc.
Mais le mal est fait pour les deux journalistes discrédités et pour une presse qui se veut donneuse de leçons en instruisant toujours à charge dans des investigations orientées pour des raisons politiques.
Le droit d’informer présenté comme un devoir démocratique ne peut coexister avec le prix du silence et un marchandage pour le moins honteux.
Eric Laurent et Catherine Graciet plaident, ce qui est un aveu, «un accès de faiblesse» et récusent le terme de chantage. Toute leur défense tendra bien sûr à prouver -ce qui sera difficile- qu’ils ont été appâtés, puis piégés. Ils sont cependant victimes d’eux-mêmes, ils n’avaient qu’à ne rien demander ou alors à dire non. Ils aiment bien donner des leçons, vont-ils accepter d’en recevoir?
Ils sont bien victimes de leur avidité qui leur a fait oublier toute déontologie, pour des donneurs de leçons. C’est de toute façon rédhibitoire et c’est à cause d’eux, toute la crédibilité -déjà bien écornée- de la presse française qui est mise en cause.
Patrice Zehr
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Les arguments d’Eric Laurent au journal français «Le Monde» (Extraits)
Au moment de la première rencontre, il amène cette idée. Et là, je dis, mais sans y croire : «Si vraiment on arrête de faire le livre, étant donné le sujet, écoutez… trois [millions d’euros]». Il dit : «Ok mais il me faut les sources». Je ne suis pas venu avec l’idée d’une transaction. Je suis venu avec l’idée d’une interview. Qu’est-ce qui vous amène à accepter d’entrer en matière sur une transaction ? D’abord le sujet. Il est extrêmement sensible, très délicat. J’ai exercé ce métier pendant 30 ans et j’avoue que là, j’en ai un peu assez. C’est un sujet très complexe concernant la famille royale et certains comportements. Donc je me dis : après tout, on n’a pas envie, quelles que soient les réserves que l’on peut avoir sur la monarchie, que s’instaure une république islamique. S’il propose une transaction, pourquoi pas. Votre avocat a également parlé d’une situation personnelle difficile… Ma femme est extrêmement malade. C’est une situation personnelle très dure. Elle a un cancer généralisé. Son état s’aggrave de jour en jour malgré les opérations, des chimiothérapies très lourdes. (…). Vous négociez une transaction financière en échange de la non-publication d’un livre. Avez-vous conscience d’avoir en cela porté préjudice à l’ensemble de la profession ? Qu’avez-vous dit ? Je me suis dit après tout, pourquoi pas, passons à autre chose. Je veux bien prendre des risques mais j’étais vraiment dans un état psychologique où je n’avais pas l’énergie nécessaire pour aller jusqu’au bout. Je vous l’ai dit, ce sujet m’effrayait. Et j’ai d’autres centres d’intérêt. Déstabiliser un régime à travers un ouvrage dans un contexte géopolitique très particulier, cela ne me paraissait pas une bonne idée. Mon interlocuteur est arrivé au bon moment. Il a su exploiter cela. Puis il m’a piégé. Vous pouvez ne pas le croire, mais c’est lui qui m’a piégé. Pour vous, cela ne va pas à l’encontre de la déontologie journalistique ? Ce qui serait allé à l’encontre de la déontologie, cela aurait été de dire : j’ai ces éléments, et je vais vraiment vous demander de me payer, sinon je les publie et cela sera très douloureux pour vous. Ce qui n’a jamais été le cas. |
Les arguments de Catherine Graciet au journal français «Le Parisien» (Extraits) Pourquoi acceptez-vous de vous y rendre ? J’y vais pour voir parce que je n’arrive pas à y croire. Que l’avocat du roi soit là, en personne, à prendre un tel risque ? A endosser un rôle réservé plutôt aux barbouzes ? Je veux en avoir le coeur net. En dix ans, je n’ai jamais pu parler à un représentant du Palais. J’y vois l’occasion d’obtenir des réactions, même en off, par rapport aux affaires évoquées dans le livre. Je pense même qu’une tentative de corruption, cela ferait un beau chapitre d’ouverture… En même temps je me méfie. Je trouve tout ça bizarre. Comment cela se déroule-t-il ? C’est très décousu, cela dure des heures. Au début, j’évoque certaines des révélations du livre, il ne dément pas. Puis il réitère clairement sa proposition. Il s’absente parfois pendant une demi-heure en nous disant qu’il doit parler à son client. Il dit que, comme on n’a pas les documents, ce n’est plus que 1,5 M€. Il repart, revient, nous pousse à la négociation. Moi, je me sens perdue. Tout s’embrouille. Deux voix parlent dans ma tête : l’ange et le démon. Et je ne sais plus ce que je fais. Je ne pense pas à laisser tomber le bouquin ; en même temps je me dis que, si j’accepte cette somme, ça va changer ma vie… Vous vous laissez tenter ? Oui, je me suis laissée tenter (elle fond en larmes…). J’ai eu un accès de faiblesse… C’est humain, non ? Chacun se demande ce qu’il ferait de sa vie avec 2 M€. Essayez d’imaginer la situation. Et c’était pour renoncer à un livre, pas pour tuer quelqu’un… Quand j’ai signé le protocole où nous renonçons à écrire sur la monarchie, je me dis aussi que j’ai la preuve que c’est un corrupteur, puisqu’il l’a signé lui aussi. Et, comme c’est le Palais qui propose l’argent, j’y vois un deal privé entre deux parties. Je sais que, déontologiquement, moralement, ce n’est pas génial, mais je n’y vois rien de mal pénalement. (…). |