Depuis le 15 mai et jusqu’au 15 juillet, le Crédit du Maroc ouvre sa galerie à trois artistes peintres insolites d’Essaouira: Tabal, Trifis et El Atrach.
A travers son partenariat avec la Galerie Loft, pour la deuxième année consécutive, la banque s’engage ainsi à soutenir l’art pictural en mettant en valeur des artistes talentueux et en présentant leurs œuvres à un grand public. Les spectateurs venus nombreux lors de l’inauguration de cette exposition se sont laissé emporter par l’enchantement de l’imagination des artistes en pensant certainement à ce qu’avait écrit Jean Riopelle: «La peinture, c’est le bonheur dans la mesure où elle permet, le temps d’une œuvre, de rejoindre le temps présent».
Ainsi, les tableaux de ces trois artistes projettent des images qui les identifient, sans chercher à plaire ou à déplaire à l’institution. Leur peinture investit l’imaginaire pour rester proche de cette mouvante naïveté de l’enfance, en projetant des images inattendues et pleines de couleurs vives, pour tendre vers notre sensibilité et notre propre imagination créative. Chacun des trois peintres a introduit dans sa peinture diverses matières comme éléments fonctionnels aptes à anoblir leurs œuvres. La récupération des matières s’articule suivant un ordre moderne. Ainsi, ces éléments n’ont plus besoin d’être suggérés, mais s’investissent dans une réalité physique, sensuelle, dont les trois artistes se servent pour permettre aux couleurs pures d’exprimer des profondeurs ou une proximité. Bref, tout un schéma modulatif. Les œuvres exposées se nourrissent d’une grande densité et même d’intensité qui fuit le vide dans les toiles.
Trifis agit comme un graveur ou un marqueteur
Abderrahim Trifis, peintre autodidacte, est né en 1974 dans la région de Chichaoua. Il a su créer sa ou ses propres (s) mythologie (s): sirènes, légendes de saints et inspirations surréalisantes liés aux cérémonies rituelles chantantes et dansantes (les Aïssaouas, Regragas…). Pour le critique d’art Abderrahman Benhamza, «Abderrahim Trifis s’est créé son univers proprement métamorphique. Y sont représentés un ensemble de motifs et de figures sortis tout droit, dirait-on, de son imagination, dont la polyphonie de la couleur et l’étrangeté des formes rappellent à s’y méprendre l’art amérindien, l’art mystique des sectes religieuses et les vieilles légendes du terroir. Une véritable féerie règne dans les œuvres. L’artiste conceptualise un espace mythique qu’il meuble de colorisations coruscantes, d’un poli de porcelaine, de récits lyriques codés, avec une tendance à l’ornementation. La technique du relief à base de poudre de sciure solidifiée, le recours à la résine vernissée, le tout appliqué sur peau ou sur bois, donne à la composition une massivité de bon aloi… Trifis agit comme un graveur ou un marqueteur soucieux de fixer une fois pour toutes, en le faisant revivre, un héritage iconographique représenté à grands flots de réminiscences et de visions oniriques mêlées. C’est un héritage de traditions perdues et d’histoires séculaires sur lesquelles l’artiste n’hésite pas à anticiper et qui débouchent sur cette folle sarabande des formes et cette exubérance chromatique comme étant la seule synthèse possible», explique le critique d’art, Abderrahman Benhamza.
Tabal et la mystique gnaouia
Quant à Mohamed Tabal, artiste autodidacte né en 1959 dans la région d’Essaouira (El Hanchan), il est le premier créateur à avoir investi picturalement l’univers mystique de la secte gnaouie. «(…) Tout spectaculaire qu’il soit, ce comportement gestuel rythmé sur de la musique et des chants rituels atteste d’une sensibilité aiguë; il est destiné à pénétrer les arcanes fantasmatiques des »Mlouks » aux sept couleurs (ou esprits), sans distinction manichéenne entre le bien et le mal. Cela finit généralement dans l’extase comme étape mystique suprême. L’originalité de l’inspiration et l’esthétique de l’artiste ont concouru à libérer l’expression artistique de ses dénominations normatives et de ses classifications théoriques pour donner sur une autre forme de sublimation, proche de l’art brut. L’acte pictural se veut ici un acte de régénération et de purification. Cependant, si la palette de Mohamed Tabal s’alimente essentiellement aux sources de la mystique gnaouia, elle n’en révèle pas moins d’autres centres d’intérêt tout aussi symboliques qu’accessoirisés, à savoir la focalisation sur le mode vestimentaire des personnages à des fins descriptives, la mise en valeur des programmes d’usages relatifs aux cérémonies organisées, tels les rites de passages, d’initiation et de célébration, la focalisation sur les instruments d’accompagnement, la concordance des formes par rapport à la réalité factuelle qui n’est ici que suggérée. Tout spontané donc que soit Tabal dans sa volonté de s’exprimer, sa transe chromatique le mène à faire corps avec la matière peinte, comprise comme une alchimie de la réincarnation. L’artiste ne s’attache guère à la superficialité de la couleur comme matériau, mais à l’esprit ritualisé et anticipatif qui l’habite et dont il tire, à coups de retouches, des harmonies inédites et une vitalité mystérieuse. Les œuvres de Tabal versent dans ce qu’on appelle généralement l’ethno-peinture: couleurs devenues repères psychologiques, absence de perspective qui se traduit (quand il ne s’agit pas de portraits) par une lecture transversale de la réalité (toujours suggérée), fréquence des aplats qui rappellent le procédé naïf… C’est une picturalité profondément affective, en ébullition et qui dimensionne autrement les tensions réelles de l’acte créatif», souligne Abderrahman Benhamza. Les œuvres sculptées de l’artiste relèvent du même registre. De différentes dimensions, ces sculptures en bois ou faites d’amalgames de matières adhésives se centrent sur les personnages gnaouis en plein rythme de danse attestant d’un pittoresque local idoine.
El Atrach et la répartition de l’espace
Dans la lignée de Mohamed Tabal, Abdellah El Atrach, né lui aussi à El Hanchan (région d’Essaouira) en 1972, souscrit sa démarche plastique dans une recherche formelle qui fait grand cas du graphisme et des effets colorés. «Devant ses œuvres, on pense parfois à Paul Gauguin dans sa période tahitienne. Nous sommes en face d’une iconographie particulièrement singulière où les références à l’Afrique ne sont pas vues de l’esprit. Plus esthète, El Atrach réussit une composition aussi bien colorée que celle en noir et blanc, tellement son langage est convaincu par son inventivité et sa force d’exécution. Cela permet une visibilité panoptique à la fois sereine et surprenante», dit A. Benhamza tout en précisant que cette visibilité est «surprenante de regrouper dans un seul espace une pluralité de thèmes traités avec le même brio (cérémonies rituelles que peuplent des figures/fétiches du terroir ou simplement imaginées) et sereine grâce à la qualité des tons, ce qui favorise des correspondances inédites. El Atrach demeure soucieux de la bonne répartition de l’espace qu’il approche par étapes définies et de la lumière dont il s’ingénie à mesurer les degrés et à doser les effets théâtraux, ce qui fait de lui un bon scénographe… Bien que se voulant peu démonstratif, El Atrach raconte la mémoire profonde des lieux et des êtres, déclinée sous son aspect populaire et rituelique. S’opère alors un télescopage d’époques révolues qui ramènent à la surface du présent une imagerie archaïque qui a tout de la fiction, sinon du mythe et qui étonne par ses connotations afro-berbères. Renaissance balbutiante d’un patrimoine enfouie, dont l’artiste célèbre les rares vestiges», souligne l’écrivain et critique d’art, A. Benhamza.
L’exposition est accueillie au Crédit du Maroc, angle boulevard Moulay Rachid et rue Bab Errajâa, Val d’Anfa, Casablanca.