De par les proportions qu’elle a prises et les débats qu’elle a suscités, la campagne de boycott lancée sur les réseaux sociaux et qui porte sur 3 produits directement ciblés –le lait de Centrale Danone, l’eau minérale de Sidi Ali et les carburants des stations Afriquia- impose qu’on s’y arrête.
Cette campagne appelle, en effet, la réflexion sur les 3 sujets qui ont, peu à peu, divisé l’opinion publique, donnant lieu parfois à de véritables affrontements oratoires, voire à des menaces…
Les 3 sujets correspondent, en fait, aux 3 étapes de cette campagne qui a démarré le 20 avril 2018.
Le 1er sujet qui a divisé –et divise encore l’opinion publique- consiste à savoir si cette campagne est réellement spontanée et populaire ; et si elle est juste.
Le 2ème sujet qui a fait débat est celui des réactions à cette campagne qui sont tantôt maladroites, tantôt opportunistes, tantôt insidieuses et malveillantes.
Enfin, le 3ème sujet qui a donné lieu à un déchainement des passions, c’est celui des conséquences de la campagne.
Premières questions, donc, cette campagne est-elle réellement spontanée et populaire et est-elle juste ?
Ceux qui l’ont lancée n’ont pas dévoilé leur identité. C’est l’avantage que tirent des réseaux sociaux ceux qui, pour une raison ou une autre, avancent à visage masqué.
Il est facile de lancer une action et d’affirmer que cela est fait au nom du peuple. Mais lorsque les auteurs de l’action ne l’assument pas, le doute devient légitime et les questions fusent. Qui est derrière cette initiative ? Quels en sont les véritables objectifs ? Pourquoi ces 3 marques en particulier ? S’agit-il de règlements de comptes, d’instrumentalisation politique ?
On peut multiplier les interrogations à l’infini.
L’appel au boycott a été suivi, parce qu’il a touché un point sensible chez le citoyen: la cherté de la vie et la difficulté, de plus en plus insurmontable, à joindre les deux bouts.
Mais un constat s’est vite imposé: les arguments de ceux qui soufflaient sur le feu ne tournaient pas seulement autour de la cherté de la vie. La violence du discours était parfois sidérante, avec des attaques non plus contre les prix, ni les marques, mais contre les personnes, leurs institutions et leur rôle –réel ou supposé- dans la prise de décisions économiques et/ou politiques du pays.
On a vu, tout à coup, se former sur les réseaux sociaux et dans la rue, une ligne de démarcation, quasiment imposée, entre ceux qui seraient avec le peuple –qui appuieraient par conséquent l’appel au boycott- et ceux qui ne le seraient pas.
Deux camps, donc.
Le camp qui use de tous les moyens (populisme, caricatures, menaces, sanctions même…) pour que la machine s’emballe et que le boycott mette à terre les 3 entreprises ciblées. Cela est dit très franchement et en toute clarté dans des vidéos et messages audio balancés sur la toile. Les termes utilisés sont parfois très durs…
Et le camp qui admet que la cherté de la vie devient insupportable pour la majorité des foyers, mais qui pose d’autres questions. D’abord, l’initiative a-t-elle vraiment été lancée pour défendre le peuple et ses couches les plus défavorisées ? Cette catégorie des plus défavorisés boit-elle l’eau minérale ? A-t-elle un véhicule ? Consacre-t-elle un gros budget au lait ? Et quand bien même ce serait le cas, ces 3 marques ont-elles le monopole au Maroc des produits qu’elles commercialisent ? Qui oblige qui que ce soit à acheter ce lait-là, ou à boire cette eau minérale-là, ou à faire le plein dans ces stations-services-là ? Alors, pourquoi ces 3 cibles-là ? Est-il juste de s’en prendre à ces entreprises qui n’ont rien fait pour provoquer cette colère -ni augmentation de prix, ni pénurie- et dont les prix ne sont pas loin de leurs concurrents ? Des entreprises qui emploient des centaines et milliers de familles ?
Des réactions qui en disent long…
Mais la campagne de boycott aurait peut-être moins réussi et les 3 entreprises ciblées auraient probablement subi moins de dégâts si les réactions n’avaient pas aggravé la situation.
Beaucoup de citoyens ont adhéré à la campagne juste «en réaction aux réactions».
Des réactions parfois maladroites, mais aux effets calamiteux. Comme celle du ministre des Finances qui a qualifié les boycotteurs d’inconscients (midawekh), provoquant l’ire générale, alors que son utilisation de ce terme, a-t-il dit plus tard, était juste une maladresse. Ou encore, celle du cadre de Centrale Danone qui s’est adressé aux visages masqués qui instrumentalisaient le boycott, leur reprochant de trahir leur pays, mais dont les propos ont été reçus comme une insulte adressée à tous les boycotteurs, même ceux de bonne foi.
Il y a eu aussi des réactions d’«opportunistes» qui ont ajouté leur petit grain de sel en surfant sur la vague…
Des associations qui n’ont jamais réussi à défendre le consommateur, mais qui sont aussitôt montées au créneau, s’appuyant sur cet appel des réseaux sociaux pour s’arroger un rôle central dans ce mouvement et radicaliser un peu plus le débat…
Ou bien, des figures politiques pour lesquelles l’occasion était trop bonne de régler certains comptes, sinon d’entrer dans la danse et de se rappeler au bon souvenir de l’opinion publique…
Ou enfin, des têtes d’affiche du monde des arts et du spectacle qui se sont empressés d’apporter leur soutien à la campagne, voyant dans l’opération une aubaine pour leur popularité.
Mais les réactions qui ont fait le plus mal, sont celles des professionnels de la manipulation politique qui, en plus d’accabler les 3 entreprises sur le plan politique, insinuant que ce sont elles qui décident des prix et «donnent le la» à tous les autres concurrents, poussent la harangue plus loin et pointent l’ensemble des décideurs de l’Etat. Ici, la ligne de démarcation, imposée, se fait entre le peuple d’en bas et les élites d’en haut, qui seraient toutes d’accord pour se jouer du peuple. A la seule évocation de ce discours, les adhésions à la campagne de boycott se sont faites en masse !
Dernières réactions, qui n’ont pas aidé à rééquilibrer les débats, celles du silence… L’absence de réaction tout simplement ! Gouvernement, parlement, concernés… Le citoyen cherchait parfois des explications, des avis, des démentis, de ce côté-là… En vain.
Quelle fin ?
Le dernier débat né de cette campagne d’appel au boycott, mais non le moins enflammé, a porté sur les conséquences… Jusqu’où pourrait aller ce boycott et quelles en seront les répercussions ?
Deux points de vue s’affrontent à ce sujet.
Le premier ne veut tenir compte que du consommateur. Les tenants de ce point de vue estiment qu’il faut aller jusqu’au bout de la campagne de boycott. Mais là aussi, les objectifs diffèrent.
Pour les uns, aller jusqu’au bout, c’est poursuivre le boycott jusqu’à ce que le prix des 3 marques baisse.
Tandis que pour les autres, puisque l’arme est efficace, il faudrait aller plus loin et élargir le boycott à tous les autres produits, jusqu’à ce que leurs prix respectifs baissent.
Face à ces jusqu’au-boutistes, se dressent ceux qui tentent d’appeler à la raison.
Pour ces derniers, il faut défendre les intérêts du citoyen-consommateur, oui, mais il ne faut pas perdre de vue que ce citoyen-consommateur serait la 1ère victime, si le boycott détruisait les entreprises nationales qui l’emploient et mettent à sa disposition des produits qui étaient, il n’y a pas longtemps, importés et donc payés plus cher et en devises… Quand on pouvait y avoir accès.
Leur argumentaire est le suivant… Si certaines vidéos montrent des produits similaires coûtant moins cher à l’étranger, c’est pour une raison simple. Les économies d’échelle permettent de fixer des prix plus bas quand on produit en plus grandes quantités. C’est le cas dans ces pays plus peuplés que le Maroc, ou plus riches, ou plus grands exportateurs. Mais pour d’autres produits, les prix du Maroc sont plus compétitifs. Et le coût de la vie est globalement moins élevé au Maroc que dans ces pays (Espagne, France, Etats Unis…).
Dernier point de leur plaidoyer, il ne faut pas perdre de vue, non plus, qu’il n’est pas impossible que certaines parties tentent de manipuler cette campagne pour porter un coup aux intérêts du pays. Le journal algérien «Algérie Times» met en garde les Marocains de ne pas tomber dans le piège des services algériens, pour ne pas finir comme les citoyens d’Algérie, qui doivent se lever à l’aube et faire la queue pendant des heures, juste pour avoir un sachet de lait en poudre… D’où leur conclusion: contester les prix est légitime, c’est un droit du consommateur. Mais affaiblir l’économie nationale ne l’est pas. Cela ne peut que porter préjudice à tous les intérêts, ceux du pays et ceux des couches marocaines défavorisées que les initiateurs du boycott disent vouloir défendre. Il faut donc savoir jusqu’où ne pas aller trop loin…
Une chose est sûre, ceux qui tiennent ce langage ne sont pas nombreux. Ils sont donc moins audibles.
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