Ilham, 45 ans, célibataire, est cadre en entreprise. Cette jeune femme déplore son geste qu’elle qualifie d’odieux à l’encontre d’un très jeune nécessiteux. Repentir et regrets qui tournent à la hantise… Elle raconte.
«Cela fait une semaine que je suis hantée par l’image d’un jeune garçon de 10 ans. Il suffit que je pose ma nourriture sur la table et que je m’apprête à rompre le jeûne, pour que le souvenir de ce petit visage m’assaille et m’émeuve jusqu’à en perdre l’appétit. Cet enfant, je l’ai rencontré par hasard en fin d’après-midi, pendant que je vaquais à mes courses. Généralement, à cette heure de la journée après le boulot, je fais vite de me ravitailler dans mon quartier. Je n’ai pas le temps de flâner pour tuer le temps. Il y a aussi un monde fou. Heureusement que tous les commerçants du coin me connaissent. Ils savent que je ne suis pas le genre à m’éterniser et que mes commandes sont à traiter dans l’urgence, sinon, je m’énerve. Je reconnais qu’ils sont vraiment indulgents avec moi. Et puis, si je me permets d’exiger d’eux ce favoritisme, c’est parce que je suis une très vieille cliente qui ne leur a jamais fait faux bond, malgré les nombreux supermarchés qui ont fleuri de part et d’autre.
Cette fin de matinée particulièrement accablante de chaleur et son lot de contrariétés m’avaient rendue, plus que de coutume, de très mauvaise humeur. Mal lotie et empressée, j’attendais que mon vendeur de fruits se décide à m’envoyer la facture. Quand, une présence à ma gauche me tirait le bout de ma manche. Je me retournais et m’aperçus qu’il s’agissait d’un petit qui tentait timidement de me faire comprendre qu’il était mendiant. Malheureusement pour lui, ce n’était pas mon jour. Quelques heures plus tôt, j’avais eu quelques déboires avec des mendiants. Il serait hypocrite de ne pas avouer qu’en cette période de carême, il y en a plus qu’il n’est permis de le comprendre. Ils siègent en conquistadores, partout, mais davantage dans les zones achalandées et devant les mosquées. C’est à croire que cette activité occasionnelle, qui ne nécessite pas de contraintes d’horaires et de dynamisme, est lucrative. Ils sont inévitables, certains sont assis seuls ou en famille et vous supplient d’être charitable et de les aider. Ceux-là, au moins, ils le font dans la dignité et de loin. Les pires sont ceux qui s’accrochent à vous, vous pourchassent et ne vous lâchent que lorsque vous ouvrez votre porte-monnaie. Ces mendiants s’improvisent en un clignement de cils en porteurs, en gardiens de voiture, etc…
Ma première altercation, je l’ai eue avec un individu, dont l’aspect déjà me semblait louche. J’avais rendez-vous avec mon médecin traitant et je me suis souvenue que je n’avais pas de quoi lui payer ses honoraires. J’ai donc parqué mon automobile pour me diriger vers un guichet automatique bancaire. Sur place, la présence d’un vigile mendiant me mit sur les nerfs. Pendant que je tapotais sur le clavier, le bonhomme ne cessait de psalmodier ses litanies. Une fois mes billets en mains, je fis vite de les fourrer dans mon sac. Ce voyou, apparemment, ne s’en prenait qu’aux femmes, parce qu’il ne me lâcha pas les baskets, alors qu’il y avait des hommes qui, eux aussi, s’approvisionnaient en monnaie. Son insistance n’ayant pas eu l’effet escompté, il devint agressif: il se mit à m’insulter. Je fis la sourde d’oreille et me contentai de poursuivre mon chemin vers mon véhicule. Le plus grave, c’est que ce gars, qui n’avait pas du tout l’air d’être dans son état normal, m’escorta. Je fus accueillie devant ma voiture par un autre énergumène vêtu, lui, d’un dossard. Les deux me délaissèrent pour se livrer bataille avec les poings. Complètement affolée par ce qui se déroulait devant mes yeux, je rebroussais chemin à la hâte. J’échappais à ces deux voyous en prenant un taxi, pour me rendre à l’heure à mon rendez-vous. Je repris ma voiture plus tard. Fort heureusement, je trouvais sur place le gardien habituel.
Sans mentir, dès lors, les mendiants, je ne supportais plus leur vue, pas même en peinture. Pourtant, jamais il n’avait été dans ma nature de sous-estimer les indigents, bien au contraire. C’est seulement que ceux à qui j’ai eu affaire avaient abusé, jusqu’à me dégoûter. A cause d’eux, non sans amères regrets, je m’étais laissée aller à la colère, lorsque j’avais saisi que ce petit garçon espérait de l’aumône. Ma réaction fut vive, je me suis entendue le sermonner et je déversais sur lui presque toute mon exaspération retenue. Il fut tellement troublé qu’il ne put ravaler ses larmes. Et là vraiment, ma colère s’est mue en tout autre chose. Je me suis sentie mal: mal dans ma peau, mal dans mon âme. Je n’eus qu’une seule envie, c’est de réparer mon geste malencontreux vis-à-vis de cet enfant. Je lui présentais immédiatement mes excuses. J’eus d’ailleurs un mal fou à le consoler. Puis, nous nous sommes assis, tous les deux, sur le bord de la devanture du commerçant, comme de vieux amis et nous avons discuté. Je sus qu’il se trouvait dans les parages, parce que ses parents, des toxicos, s’étaient querellés la veille. Ces irresponsables s’étaient battus au sang et ils croupissent au poste de police. Que ses jeunes frères et sœurs attendaient son retour pour qu’il leur rapporte, lui l’aîné, de quoi rompre le jeûne. Je lui demandais par curiosité s’il était scolarisé. Il me répondit que l’école était un luxe, que ses parents dilapidaient tout pour leur dépendance. De toute évidence, cet enfant n’avait pas besoin de quelques dirhams, mais de bien plus. Je me rendis donc à la laiterie d’en face pour lui procurer, ainsi qu’à ses frangins, des «rghaifs» farcies, du lait, des «raibs», du fromage; et chez mon épicier des œufs, des dattes, des biscuits et bien d’autres aliments. Je n’avais jamais vu autant de bonheur briller dans les yeux d’un enfant et pour si peu. Heureux, les bras chargés, j’eus peur pour lui qu’un malotru ne le dévalise en chemin. Pour m’en assurer, j’hélai un taxi que je payai par avance. Je fis promettre à ce petit ange de revenir chaque jour, à une heure précise, pour prendre chez mon commerçant un paquet qui contiendrait de quoi s’alimenter, lui et les siens, jusqu’à la fin du mois de Ramadan. Je sais qu’il vient et qu’au moins, mes dons servent à la bonne cause. Mais il n’empêche que ma conscience me taraude encore à son sujet».
Mariem Bennani