Depuis les élections législatives et présidentielle de 2019, qui ont abouti à une fragmentation du paysage politique et à l’impossibilité de l’émergence d’une majorité capable de gouverner, la Tunisie vit au rythme d’une instabilité politique continue et de la succession de crises entre partis politiques.
Manifestement, la crise politique, sanitaire, économique et sociale que traverse aujourd’hui le pays a atteint des seuils fatidiques faisant perdre aux experts et politologues leurs repères, tellement les cartes sont brouillées et les pistes de sortie de crise sont improbables.
Selon ces experts, le pays est en train de payer les imperfections de son système politique qui a généré une dispersion des pouvoirs entre trois têtes, souvent hostiles les unes les autres.
En témoigne le bras de fer engagé, depuis le 15 janvier dernier, entre les deux têtes de l’exécutif, le président Kaïs Saïed et le Chef du gouvernement Hichem Mechichi, soutenu par le président d’Ennahdha (parti islamiste) et de l’Assemblée des représentants du peuple (parlement), Rached Ghannouchi, ainsi que par d’autres petites formations politiques centristes, et qui a paralysé la vie politique et conduit à une rupture presque totale entre ces trois hommes.
Ce duel au sommet de l’Etat lasse de plus en plus les Tunisiens qui se sentent lâchés face à “une crise sanitaire gérée d’une façon calamiteuse” et des difficultés économiques et sociales de plus en plus pressantes.
Tout le monde connaît l’ampleur de la détérioration de la situation politique et socio-économique de la Tunisie, mais tout le monde se complait dans l’inertie, le statu quo, en laissant pourrir la situation ou en participant directement ou indirectement à raviver les feux de la discorde et de la désunion, notent ces observateurs, qui pointent du doigts “un système politique biaisé, inadapté à une jeune démocratie fragile et en faisant face à de nombreux défis aussi bien internes qu’externes”.
Ces analystes politiques soutiennent même qu’il existe un vrai problème de culture démocratique au sein des formations politiques.
Cela est corroboré, à leurs yeux, qu’aujourd’hui presque aucun parti politique dit “démocrate” n’a réussi à créer une structure politique sur des bases démocratiques et encore moins à élaborer un projet politique digne de ce nom.
L’imbroglio que traverse le pays, dont la capacité de gérer les crises est considérablement amoindrie, se décline paradoxalement à travers les relations tendues entre les trois têtes du pouvoir, le discours parfois haineux et vindicatif et le peu d’intérêt accordé aux dossiers qui ont un lien direct avec les attentes et les préoccupations des Tunisiens dans le contexte actuel hésitant et annonciateur de tous les périls.
Le chef de l’Etat tunisien, Kaïes Saïed, par exemple, n’en finit pas de déclarer la guerre à la corruption, de dénoncer les complots ourdis dans des chambres sombres, de mettre dans le même sac le mouvement Ennahdha, le parti “Qalb Tounes” de Nabil Karoui (actuellement en prison), et le Parti Destourien Libre de la très encombrante Abir Moussi.
Pour ce qui concerne le dialogue national envisagé depuis maintenant quelques mois, il soutient qu’il “doit être différent pour être le cadre qui fixe et organise les solutions issues de la volonté du peuple”.
Idem pour la Cour Constitutionnelle dont il a refusé de parapher la loi organique adoptée le 25 mars par le parlement arguant qu’il “assumera la responsabilité de trouver une solution malgré les divers complots et manœuvres qui se trament contre les intérêts du pays”.
Dans l’autre sens, on trouve le chef du gouvernement, Hichem Mechichi, qui poursuit son activité en dépit d’une équipe gouvernementale encore amoindrie et amorphe et tente vaille que vaille d’élargir sa ceinture politique.
Il joue en même temps la carte de l’apaisement, estimant que son gouvernement n’est pas concerné par les conflits politiques, mais plutôt par la situation sociale, économique et sanitaire.
Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha continue, quant à lui, de faire de la résistance préférant le jeu d’esquive sur l’affrontement direct avec ses adversaires dont certains ne désespèrent pas de s’activer pour précipiter son départ de l’hémicycle du Bardo (siège du parlement).
Dans ce contexte difficile, il vient d’appeler pour un changement de la stratégie nationale de lutte contre le covid, un apaisement de la situation politique pour permettre au pays de se concentrer sur la lutte contre la pandémie.
Face à une crise politique paralysante, les avis des experts et des acteurs politiques vont dans tous les sens.
L’ancien secrétaire d’Etat chargé des Affaires de l’Amérique et de l’Asie, Hedi Ben Abbes impute cette situation à plusieurs facteurs, estimant que “Nous paierons le prix de l’insouciance, du populisme et du chantage d’Etat, que ce soit de la part du peuple ou des syndicats ou de la part de politiciens”.
Le politologue Hatem M’rad attribue, de son côté, le blocage à un système politique, qui “ne favorise pas la collaboration, ni les compromis fondamentaux”.
Avis partagé par Hammouda Ben Slama, ancien ministre, qui estime que “La démocratie est menacée”, en relevant que les politiciens tunisiens sont empêtrés dans des tiraillements, des ressentiments et des contradictions, qu’ils en oublient les réalités d’un système à bout de souffle.
En dépit d’un diagnostic sérieux de la situation et de ses répercussions graves, la Tunisie peine à trouver un consensus ou plutôt un compromis qui lui permettrait de s’épargner bien des déchirements, des difficultés ou de sombrer dans l’incertitude et l’anarchie.
LR/MAP