Batoul, 42 ans, femme de ménage, est mariée et a deux enfants. Un acte adulaire donne à sa famille du fil à retordre et des sueurs froides. Leur héritage risque d’être détourné, mais telle est la loi!
«Je ne suis jamais allée à l’école; je suis femme de ménage depuis ma tendre enfance, mes sœurs aussi. Nous continuons de l’être encore aujourd’hui, parce que nous sommes dans l’obligation d’apporter une contribution financière à nos foyers, mais aussi de prendre soin de notre mère veuve qui n’a jamais travaillé de sa vie, elle n’en a plus l’âge d’ailleurs. Aujourd’hui, nous sommes presque sûres, si nous ne sommes pas arnaquées entre-temps, que notre vie pourrait changer du jour au lendemain, en mieux. La fortune semble bel et bien à notre portée. Mais nous courons un risque et pas des moindres. Nos terres, qui autrefois avaient fait fuir nos parents, sont entrées aujourd’hui en zone urbaine et nous avons entendu dire qu’il y a eu des propositions d’achat. Nous sommes prises de panique, nous espérons ne pas être exclues des transactions et que nos oncles et tantes ne magouillent pas. Nous avons tellement souffert, ce serait vraiment injuste.
Il y a 30 ans, notre petite famille avait été obligée de migrer de notre zone rurale ou sévissait la famine et la sécheresse.
C’est comme ça que nous avons atterri à quelque 600 km de notre région. Mon père était agriculteur, il avait pu être engagé par chance dans une ferme située dans la commune urbaine d’une grande ville sur notre parcours. Il avait eu le courage de faire ce voyage et de nous transporter avec lui sur sa charrette et son mulet avec quelques-uns de nos misérables bagages. Nous avions sillonné longtemps ainsi la région, sans presque pas d’argent et sans savoir exactement quelle serait notre destination. Les gens, autrefois, étaient bien charitables, plus accueillants qu’aujourd’hui. Nous avions pu camper, manger et être à l’abri. L’homme qui allait engager mon père avait bien vu que nous étions pauvres, en errance. Il a suffi de quelques échanges de paroles pour conclure avec mon père un engagement de travail sans contrat.
Dans cette ferme, nous avons vécu jusqu’au décès du propriétaire. A sa disparition, mon père n’avait pas eu le moindre dédommagement par les héritiers. Nous n’avions pas fait d’histoire, ce n’était pas le genre de mes parents. Notre petite famille avait été obligée de reprendre son chemin, de la case zéro. Nous avions échoué sur un bout de terrain sans construction, ni eau, ni électricité, ni égout; un bidonville nouvellement créé où plusieurs familles de la même condition que la nôtre étaient déjà installées. Nous y avions construit une petite cabane faite de planches de bois et de tôle de zinc. Notre mobilier était constitué de nattes en plastique, de couvertures et de matelas de mousse avec quelques ustensiles de cuisine. Puis, nous les filles, nous continuions de travailler pour aider notre père qui s’était mis à vendre des légumes deux fois par semaine dans les quartiers où nous travaillions, mes sœurs et moi. Telle a été notre vie jusqu’à notre mariage. A notre tour, nous avons squatté le même terrain que nos parents. Nous avons eu des enfants, pas beaucoup et nous continuons de faire des ménages à la journée. C’est la seule façon pour nous de nous en sortir, nos maris n’ayant pas de travail fixe avec contrat.
Il y a deux ans, mon père est mort de fatigue. Laissant ma mère et mes deux jeunes frères. Eux, ils n’ont pas connu la souffrance des départs pour l’inconnu, ni la faim, ni le travail pour survivre et ce sont eux qui piaillent et se révoltent pour notre héritage et ce maudit acte adulaire. Nos terrains et propriétés du bled sont gérés par la famille de mon père. Autrefois, il leur avait légué le pouvoir de les gérer à sa place, d’effectuer les démarches administratives pour les droits de succession et héritage par le moyen d’un acte transcrit par un adoul et des témoins. Il ne pouvait pas quitter son travail, ni se déplacer souvent, ses moyens ne le permettaient pas. Aujourd’hui, depuis que nous avons été informés par des membres de la famille de ma mère que nos terrains valaient de l’or et que nous risquions d’être mises sur la touche, nous essayons d’annuler cet acte dont la validité n’a pas de date limite. Mais les procédures en vigueur, même avec notre avocat, sont longues, presque impossibles, sans parler des frais à engager. D’ailleurs, nous sommes prises de court par le temps. Les ventes peuvent être conclues sans nous et nous ne pourrions jamais rien contester. Mon pauvre père doit se retourner dans sa tombe et nous, nous n’avons pas d’autre choix que d’attendre les procédures. Honnêtement, je ne comprends pas qu’il n’y ait jamais eu de réclamations pour ce genre d’acte. Moi qui suis une simple femme de ménage, je pense qu’il serait plus judicieux que ce document, qui rend service tout de même, puisse être transcrit pour une période d’un an ou six mois et qu’il soit renouvelé s’il le faut. Je le dis, parce que nous ne savons même pas ce que les nôtres ont bien pu faire avec ce document légal de malheur. Si nous sommes dépossédées, devrions-nous accepter notre sort, laisser faire, continuer de vivre dans un bidonville avec nos enfants et de faire des ménages pour subsister? Et ma mère, la pauvre, n’a-t-elle pas droit au répit ? On verra. Pour le moment, nous essayons de faire au mieux. J’espère au moins, avec mon témoignage, mettre en garde toute future victime de ces actes adulaires contre ceux qui en possèdent et attendent tranquillement une opportunité pour les faire valoir et les déposséder en toute légalité. Si vous avez un acte adulaire qui délègue vos droits à d’autres, dépêchez-vous de le mettre à jour, voire de l’annuler».
Mariem Bennani