«L’histoire du journalisme est intimement liée à l’histoire politique du pays»
Vous venez de publier «Figures de la presse marocaine». Qu’est-ce qu’a nécessité un tel travail, en termes de temps, de recherches pour les 270 portraits de journalistes réalisés, de concrétisation de cette initiative inédite ?
C’est un travail, bien que titanesque, que j’ai effectué en moins de six mois. A posteriori, cela parait relever de l’exploit. Dans un premier temps, l’idée, modeste en soi, devait s’inscrire dans une petite rubrique qui rendrait un hommage à quelques figures du journalisme marocain dans un Portail dédié au médiateur de la MAP. Le Portail, lui-même, se devait d’être un vecteur d’interactivité à la disposition des usagers qui veulent prendre attache avec le médiateur. J’ai la chance de travailler avec Khalil Hachimi qui, outre d’être un professionnel reconnu et respecté, est un grand connaisseur du biotope journalistique. Intuitif, il a tout de suite perçu l’originalité de la démarche. Il a d’emblée considéré que le meilleur écrin pour une telle initiative devait être un livre. Le Portail certes. Mais le livre d’abord.
Quand j’ai commencé ce travail, j’ignorais que j’allais m’aventurer dans un désert aride. Je n’ai pas pesé combien la tâche allait être difficile tant notre pays est, en la matière, en manque de références académiques, de récits historiques. C’est l’anémie. N’étant ni historien ni journaliste, l’approche sociologique m’a été d’un apport salvateur. C’est donc à travers les portraits des journalistes que j’ai pu reconstituer, en partie, l’histoire du journalisme marocain.
A juste 2 mois d’intervalle, vous en êtes déjà à la 2ème édition. Pourquoi ? Qu’est-ce qui y a poussé ?
Tout simplement parce que la première version a rencontré un accueil inattendu, impressionnant, pour ne pas dire magnifique. Et dans le même temps, ce fut l’occasion de découvrir l’absence de certaines figures incontournables de par leurs apports au paysage médiatique marocain. Je citerai, à titre d’exemple, Malika Méliani que les Marocains connaissent sous son pseudo «Sayida Leyla», Tahar Belarbi ou Mekki Breitel. Il fallait réparer cet « impair ». Dans la seconde édition, nous avons ajouté 40 portraits supplémentaires.
Et maintenant, fin du travail pour cet ouvrage, ou vous avez prévu d’autres mises à jour ?
Ce travail est loin d’être achevé. Le Portail du médiateur constitue la future étape. Il recevra les 270 portraits et sera régulièrement alimenté par d’autres figures. La radio RIM et la chaine M24 de la MAP ont entamé des capsules qui reviennent, à partir du livre, par le son et par l’image sur chacun des portraits. La traduction du livre en arabe est imminente. Mais le plus important, ce sont les échanges et les débats suscités à l’occasion des rencontres autour de l’ouvrage, aussi bien à Rabat, à Oujda, qu’à Casablanca. D’autres villes seront programmées. Mais rien ne me procure plus de bonheur que la rencontre avec les étudiants, de la filière journalistique en particulier.
Dans votre avant-propos, vous dites être parti de la simple intention de vous pencher sur l’histoire des journalistes marocains, à travers la singularité de leurs différents parcours, avant de vous retrouver, face à l’histoire de la profession, puis face à l’histoire politique du pays. Comment cela s’est-il passé ?
L’histoire du journalisme, la presse écrite en particulier, est intimement liée à l’histoire politique de notre pays. On ne peut aborder l’un sans déboucher sur l’autre. Dès la scission du mouvement national, chacun des camps tenait à avoir son titre. Si l’Istiqlal a pu garder Al Alam qui existait depuis 1946, les camarades de Abderrahim Bouabid se sont dotés de Al Mouharir. A partir de 1972, le rachat des titres du groupe Mas a donné une presse que j’appelle «officielle». La plupart des titres, avant les années 1980, sont nés autour de personnalités politiques et ce, malgré les tentatives embryonnaires, comme Akhbar Souk, Al Hadhoud, ou Kalima de Nourredine Ayouch. Il faudra attendre les années 1990 pour voir émerger des titres d’une presse privée dont la caractéristique est d’être née dans le sillage de personnalités essentiellement journalistiques: L’économiste, Maroc Hebdo, le Reporter, la Nouvelle Tribune, Citadine, femmes du Maroc, Al Ahdat Al Maghribia…
Une progression, donc, prévisible, voire inévitable… Quelles conclusions en avez-vous tirées, in fine ?
Presse partisane et presse officielle ont structuré durablement le paysage journalistique marocain. L’alternance de 1997 et la succession dynastique de 1999 constitueront, comment dire, deux mouvements tectoniques pour la presse. Les années 2000 vont connaitre une explosion de titres privés. Certains ont même fait rapidement fortune et les grands capitaux n’hésitaient plus à investir dans le secteur. C’est à mes yeux l’expérience de la presse dite «indépendante» qui est, entre nous soit dit, une mythologie fabriquée de toute pièce, qui a obéré les équilibres et la maturation naturelle des rapports entre la presse et l’Etat. Je reviens longuement, dans l’introduction, sur cet épisode. Cette presse, qui dans un premier temps voulait faire du «pognon» va tourner court, après avoir été adoubée par la Cour. Elle finira par devenir une chasse à courre. Elle se disait indépendante parce qu’elle n’avait pas de parti. Mais elle finira par avoir un parti-pris unidimensionnel.
Vous avez aussi évoqué, à juste titre, plusieurs dualités dans la presse marocaine. Francophone-arabophone ; officielle-partisane et/ou d’opposition ; publique-privée et/ou indépendante. Aujourd’hui, quelle lecture faites-vous de ces clivages… Quand s’est ajouté le digital ?
Ça, c’est la spécificité de la presse marocaine. Un dualisme linguistique et un dualisme idéologique. Le dualisme linguistique n’est pas un simple bilinguisme riche de la langue arabe et de la langue française. Ce sont deux univers qui se juxtaposent. Deux approches du monde qui, parfois, s’opposent. Ce qui devrait être une richesse devient parfois le prétexte à antagonisme, stigmatisation et anathème. Or SM le Roi Hassan II disait qu’on est presque analphabète lorsqu’on ne parle qu’une seule langue.
Pour finir, une question aujourd’hui centrale. Quels statut, rôle et défis, pour la presse, face aux réseaux sociaux ?
Bientôt Gutenberg sera, si ce n’est déjà fait, terrassé par Zuckerberg. Le buzz s’est substitué au débat et les «likes» à la réflexion, sans compter la plaie des fake news. YouTube, propice à l’oralité est devenu le repère des journalistes autoproclamés. Ils officient comme des télévangélistes. Cependant, si la presse, papier surtout, est menacée, qu’à Dieu ne plaise, de disparaitre, c’est loin d’être le cas du journaliste du métier. Son existence est consubstantielle à l’exercice démocratique. La démocratie ne peut s’en passer. D’où l’urgente nécessité de revoir et de réfléchir sur le modèle économique à inventer. Et là, le secteur aura besoin de l’Etat.
Propos recueillis par BA