Rafik est videur dans une discothèque de la métropole. C’est son métier, il le pratique depuis plus de 20 ans. Il a aussi une licence en anglais. Le monde de la nuit l’a toujours fasciné et attiré. Il regrette l’ambiance d’autrefois qui, selon lui, s’est bien détériorée.
«Je n’ai jamais bu une seule goutte d’alcool, ni pris de drogue. J’étais sportif et préparais mon corps pour devenir une sorte de monsieur muscles. Je me passionnais aussi pour la musique, la dance et les filles.
Avec notre groupe d’amis, nous étions inséparables et nous ne sortions qu’un soir par semaine, le samedi. Plus tard, ce rituel devint plus fréquent: c’était une sorte de drogue. Nous trouvions cette ambiance magique. Les filles nous paraissaient plus jolies, plus accessibles, moins coincées, aimant par-dessus tout faire la fête. Pour sortir, ce n’était pas facile, mais nous dupions nos parents trop naïfs, trop préoccupés aussi à nous faire vivre.
Quand on sortait, on se payait chacun notre ticket d’entrée ayant la valeur d’une boisson. Mais d’autres fois, on cotisait tous pour une bouteille d’alcool. Grâce à elle nous avions notre table. Ça attirait de jolies filles et nous donnait l’impression d’être les barons du night-club.
Cette pratique perdure avec des scénarios différents et plutôt affligeants. Je le constate chaque soir maintenant. Nous ne buvions pas tous; nous offrions des verres et cette bouteille était un ticket d’entrée collectif qui nous permettait, par-dessus le marché, de revenir plusieurs fois tant que la bouteille n’était pas vide. Dans les night-clubs, on restait jusqu’à la fermeture et, après cela, on errait dans les rues jusqu’au petit matin pour rentrer chacun chez soi arborant une mine défaite, prétextant une soi-disant nuit blanche studieuse sous les réverbères.
Nos parents, dans leur majorité, n’étaient pas riches et certainement pas tolérants pour accepter le fait que nous puissions aller en boîte de nuit. Pour eux, qui n’y avaient jamais mis les pieds, ce n’était que des lieux de débauche par excellence.
Nous, nous sortions pour nous sentir libres de boire si l’on en avait envie, de rencontrer des filles et de danser avec elles. C’était notre façon à nous d’oublier l’ambiance quotidienne lourde de sérieux, de préjugés et d’hypocrisie.
Ces sorties ne nous ont pas empêchés de poursuivre nos études. Quelques-uns d’entre-nous ont bien réussi dans la vie: ils sont cadres et mènent une vie tranquille. Certains sont devenus patrons de société et d’autres ont sombré dans l’alcoolisme jusqu’à la mort. Moi, je poursuivais des études supérieures de langues et mon attrait pour le monde de la nuit ne me quittait pas.
Quand je fus démasqué, mon père et ma mère tombèrent de haut. Ils tentèrent de me sermonner pour essayer de me ramener à la raison, mais en vain. Ce rabâchage me faisait simplement devenir fou de n’être pas encore autonome pour partir de la maison. Mes parents avaient aussi établi des lois très strictes à mon encontre. Je n’étais plus un adolescent et, pour continuer de vivre dans la maison familiale, je ne pouvais ni tarder à rentrer, ni découcher.
Mon père ne plaisantait pas. Il disait que j’entachais la réputation de son foyer et qu’il n’allait pas fabriquer des vauriens en série. J’étais un très mauvais exemple d’échec de son autorité.
Pour apaiser ma soif nocturne et ma révolte, je mis à exécution l’idée qui me trottait dans la tête depuis longtemps: postuler pour une place de videur dans le night-club d’un grand hôtel ou j’étais bien connu. Mon physique, mon amabilité avaient joué en ma faveur. J’ai tout de suite été engagé. Je me suis senti délivré. D’ailleurs, c’est là que je travaille encore aujourd’hui. J’ai longtemps été la bête noire de mon père qui m’en voulait à mort, d’abord pour ce choix, ensuite pour mon indépendance. Parce que j’avais illico presto emménagé dans un petit studio pas loin de mon lieu de travail. Bien sûr, les choses ont changé depuis: j’ai une famille, une femme et deux enfants et il les adore.
Tous les miens s’inquiètent en disant que je mène une vie qui n’est pas normale. Je suis de service tous les soirs, sauf le dimanche et le lundi. C’est un rythme auquel je me suis habitué. Ils ne sont pas non plus rassurés, parce qu’il arrive parfois que nous ayons affaire à de graves règlements de compte ou des bagarres. Nous recevons beaucoup plus de monde qu’avant, l’ambiance est moins huppée, plus agressive, plus violente, avec plus de prostitution, plus de drogues et plus d’alcooliques.
C’est un métier qui nécessite de la vigilance, de l’intuition, de la force, de la patience aussi. Nous sommes obligés -et bien plus qu’autrefois- de faire appel aux forces de l’ordre pour rétablir la sécurité à l’entrée, à cause de voyous enragés. Les âges et les genres s’entremêlent. Je l’avoue, je suis trop souvent obligé de barrer l’accès à des filles qui ont l’air d’avoir entre 14 et 15 ans tout au plus. Nous voyons de plus en plus de jeunes, garçons et filles qui viennent sobres et s’en vont complètement défoncés et pas qu’à l’alcool seulement. Un grand nombre de jeunes sont à la dérive. Cela me désole terriblement au point ou je suis inquiet pour le devenir de ma propre progéniture. Honnêtement, malgré tout cet amour que j’ai porté au monde de la nuit, aujourd’hui, tel qu’il l’est, je ne souhaiterais pas y voir l’un de mes enfants».
Mariem Bennani