L’entrée en guerre de l’Iran contre les djihadistes de Daech, en Irak, a de quoi étonner… Voilà Téhéran faisant la guerre et bombardant l’ennemi prioritaire de ses ennemis !
C’est quand même un sacré retournement. Il y a quelques mois, Washington s’interrogeait sur des frappes préventives aux côtés d’Israël pour stopper le programme nucléaire iranien. L’Etat israélien, lui, maintient cette option au regard des difficultés et reports des négociations internationales sur ce dossier.
Or, voilà que ces mêmes Iraniens font la guerre et bombardent l’ennemi prioritaire de ses ennemis et du grand Satan, le prétendu Etat Islamique au Levant. Certes, ce n’est pas concerté -mais forcément connu- avec Washington ; et les buts de guerre sont différents. Mais c’est réel et ce pourrait être déterminant. Le nouvel allié des Américains, sans faire partie de la coalition internationale, est également le principal soutien de Damas. Or, le régime syrien reste totalement ostracisé dans une stratégie difficile à suivre tout de même sur le plan militaire, sinon politique.
La stratégie de l’Iran est-elle plus claire?
Pour la première fois, des avions F-4 Phantom iraniens ont lancé ces derniers jours des raids aériens en territoire irakien voisin. Les cibles visées dans la province frontalière de Diyala ne doivent rien au hasard. En investissant une partie de cette région dans la foulée de sa conquête de Mossoul et du «pays sunnite» à partir de juin, Daech (l’État islamique ou EI) a porté la menace à la frontière de l’Iran. Les raids iraniens rappellent étrangement l’aide apportée par les avions américains pour permettre à l’armée irakienne de regagner du terrain sur Daech plus à l’ouest, en «pays sunnite».
Une chose est sûre: ces premiers raids soulignent l’implication croissante de l’Iran dans les combats en Irak. Téhéran, qui livra à Bagdad des Sukhoï Su-25 aux premiers jours de l’offensive djihadiste, ne se contente plus de fournir des armes aux combattants kurdes et d’envoyer des conseillers militaires à l’armée et aux milices chiites. A Bagdad, la présence du général Qassem Suleimani, le patron de la redoutée Force al-Qods, bras armé de l’Iran hors de ses frontières, n’est plus qu’un secret de polichinelle. «Il supervise les combats depuis son hélicoptère», affirme un expert militaire.
Qassem (ou Ghassem) Soleimani, est aujourd’hui présenté, sans réserve, comme «le héros national» qui mène le combat de l’Iran contre l’Etat Islamique en Irak. Depuis cet été, cet officier dirige sur place les quelques centaines de miliciens chiites engagés au sol aux côtés de l’armée irakienne pour lutter contre les djihadistes.
Pour mieux lutter contre Daech, certains stratèges iraniens souhaitent même fédérer ces milices (Hezbollah irakien, Asaeb al-Haq). D’autres veulent carrément copier le modèle iranien pour créer des pasdarans irakiens, sorte de garde prétorienne chiite à partir notamment de la Force Badr, cette milice dirigée par l’ancien ministre des Transports, Hadi al-Améri, qui a repris ses habits de guérillero contre Daech. A Téhéran, cette dernière option est favorisée par ceux qui pensent qu’un Irak multiconfessionnel uni a définitivement vécu.
Le Pentagone a pris soin de rappeler qu’il n’y avait aucune collaboration entre Washington et Téhéran. «Rien n’a changé concernant notre politique selon laquelle nous ne coordonnons pas nos activités avec les Iraniens», a souligné le contre-amiral John Kirby. Le porte-parole du ministère américain de la Défense rejette la responsabilité de la présence iranienne dans le ciel irakien sur les autorités de Bagdad. « Il revient au gouvernement irakien de gérer cet espace aérien», a-t-il insisté.
Les Iraniens ne se seraient pas laissé aller à mener de telles opérations sans garantie de ne pas se faire abattre. Plusieurs sources avaient déjà fait état, début juillet, de la présence d’avions de chasse iraniens -cette fois camouflés- dans l’est de l’Irak, avant même les premières frappes américaines débutées le 8 août dernier. Mais ces informations n’avaient jamais été confirmées. En révélant cette fois eux-mêmes les frappes iraniennes, les Américains semblent implicitement accepter cet appui aérien de prime abord inattendu.
De fait, si l’opération militaire est une «coalition internationale», en ce qui concerne les forces non irakiennes, ce sont bien les Américains qui mènent les débats dans les airs et les Iraniens au sol. Encore profondément méfiants l’un vis-à-vis de l’autre, les deux parties ont eu l’occasion d’évoquer le dossier irakien lors de multiples rencontres bilatérales en marge des pourparlers sur le nucléaire iranien. Pour Washington, il est impensable de laisser prospérer au cœur du Moyen-Orient un «Djihadistan» ennemi des minorités chrétiennes et yazidies, mais aussi des monarchies du Golfe qu’il menace directement, d’autant que nombre de ses combattants sont étrangers et pourraient frapper l’Occident à leur retour.
À Téhéran, il est autrement plus inconcevable de voir son allié chiite irakien tomber dans l’escarcelle des djihadistes sunnites, qui plus est à sa frontière. Le même scénario a déjà été appliqué en Syrie où le général iranien, Qassem Souleimani, s’est rendu dès 2011 pour sauver le régime alaouite (branche issue du chiisme, Ndlr) de Bachar el-Assad de la révolte, tout d’abord populaire, qui l’ébranlait. Ironie du sort, trois ans plus tard, ce sont les États-Unis qui frappent l’EI en Syrie avec la bénédiction de la République islamique.
L’Iran n’est compliqué finalement que quand on se trompe de grille de lecture.
Patrice Zehr