Hadj Hassan est barbier depuis 60 ans. Il sait qu’il est le dernier à exercer le métier de «hajjam». De longues années au service des autres! Aujourd’hui, il est vieux et ses revenus sont maigres.
«J’ai passé ma vie dans ce petit village à pratiquer le métier de hajjam (barbier). Manipuler avec dextérité une paire de ciseaux et une lame à raser, je l’ai appris avec mon père. Lui et ensuite l’expérience m’ont forgé. Des milliers de parents à qui je taillais les cheveux et barbes m’ont fait confiance pour circoncire leur enfant. Bien sûr, ça ne s’est pas fait comme ça. La notoriété de mon père y était pour beaucoup au début. Après, c’est mon travail soigneusement accompli qui m’a donné ce statut.
Dans le temps, lors des circoncisions, c’est avec la complicité de la famille et généralement du grand-père paternel qu’on arrivait à détourner l’attention du père, en cet instant pénible. Avec la baraka de Dieu, en évoquant le petit oiseau dans le plafond, je déjouais l’attention du petit. En un clic, avec ma paire de ciseaux plus affutée qu’une lame de rasoir et sous l’effet de la surprise, ils sanglotaient juste un instant et oubliaient le tout, l’instant d’après, lorsque comme des princes vêtus, les mains et les pieds enduits la veille de henné protecteur et couverts de cadeaux et friandises, ils se pavanaient au son des you-yous féminins sur le dos d’un cheval, gonflés d’orgueil et de fierté, sous les regards compatissants des passants. Une belle fête, avec un somptueux repas, les attendait, eux et leur famille. La soirée se passait dans les chants et danses. Cet acte religieux est sacré, les enfants ne doivent pas dépasser les 4 ans. La vie d’homme démarrait, il fallait l’accueillir dans la joie. Il faut dire aussi que ces enfants n’ont jamais été bousculés ou tirés de force. C’est par la ruse qu’on me les amenait. Ils ne se doutaient jamais de rien. Ils me connaissaient bien puisque j’étais le barbier. Ils venaient avec leur père et grands-pères pour se faire couper les cheveux. Après cette opération, généralement, ils ne m’adressaient plus la parole et évitaient de s’approcher de moi. Ils me prenaient en grippe, jusqu’au jour où un peu plus mûrs, ils réalisaient qu’ils n’étaient pas les seuls. Ils revenaient alors vers moi dans la considération totale. Je devenais «Sidi Baba», j’avais droit au baisemain comme un de leurs parents. D’ailleurs, j’ai pu voir plusieurs générations d’une même famille. Quelques-uns devenus parents à leur tour, même s’ils n’habitaient plus la région. Ils revenaient dans le village chez leurs parents pour la circoncision de leurs enfants. Je pense être l’un des derniers à continuer à exercer. Plus aucun jeune ne veut être initié pour la continuité de cette pratique ancestrale. Il est vrai aussi que, de nos jours, l’occasion de pratiquer se fait de plus en plus rare. Je n’ai plus que les enfants de douars très reculés et dont les parents sont très nécessiteux; ils viennent le jour du souk. Je les prends gratuitement parfois. Je n’ai dans ma boutique qu’une vieille clientèle à qui je taille la barbe et les cheveux.
Mon père -que Dieu ait son âme-, ainsi que tous les hajjams de l’époque étaient sollicités comme des sortes de guérisseurs. Ils savaient soigner les plaies, pratiquer quelques actes chirurgicaux et traitements qu’ils avaient appris des ancêtres. C’était un métier des plus honorés, parce qu’il pouvait soulager et guérir plusieurs maux. Mon père, on le sollicitait et l’emmenait dans les contrées les plus reculées en qualité de chirurgien-guérisseur. Mais sa spécialité, c’était la circoncision. Aujourd’hui, il aurait été certainement écroué. Moi, je ne me suis jamais aventuré sur ce terrain. Je ne me suis jamais occupé que des poils et des prépuces. Et ce sont des milliers d’enfants que j’ai «hajjem» comme le veut la tradition. Nous avions formé une sorte de confrérie, il y a bien longtemps. Nous nous réunissions alors deux jours par an pour coacher nos apprentis, échanger nos remèdes et faire don de nos pratiques aux enfants des familles dans le besoin. Mais avec la disparition des grands maîtres et les temps nouveaux, notre petite cellule s’est complètement évaporée. La chirurgie médicale ne nous a pas fait de cadeaux. En plus, les couples maintenant n’hésitent pas à consulter des médecins pour ça et les actes de circoncision se font à la naissance même. Ces nouveaux parents n’ont plus de résistance, ils paniquent et craignent tout. Même organiser une fête pour l’occasion et réunir toute la famille est devenu une source de tracas coûteux pour eux. Nous ne sommes encore qu’une petite poignée dans le royaume à continuer à exercer et nous sommes de moins en moins consultés, voire même évités dans les villes. Notre savoir sur le déroulement des pratiques et les méthodes de guérison de certaines maladies, tout cela va disparaître avec nous… Sous prétexte que nous sommes dépassés… En réalité, je pense que les chirurgiens veulent juste garder le monopole sur tout, y compris sur le filon de la circoncision, alors ils nous accusent de tous les maux. Ne dit-on pas chez nous: «Si le minaret tombe, il faut pendre le barbier»?
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