Je suis le roi des superstitieux

Saad, 48 ans, commerçant, est superstitieux. Il est convaincu que ce que nous vivons de mauvais n’est pas dû au hasard. Il nous délivre une petite partie de sa liste de superstitions, assurant que ce sont des choses que nous connaissons fort bien.

«Dieu sait combien nous autres Marocains sommes superstitieux. Mais moi, toute modestie à part, je pense être le détenteur du record des manies et rituels de protection. J’ai dû apprendre les nôtres pour déjouer les pièges de madame malchance et messieurs mauvais œil et coup du sort. J’ai même été en rechercher d’autres issus de cultures différentes et populations du monde, pour plus de défense. Je me retrouve avec un répertoire personnel bien fourni où j’ai soigneusement transcrit grand nombre d’interdits superstitieux. Il y en a même dont j’ai fait mes objets fétiches et dont je ne me sépare jamais. Et il y a bien entendu tous mes rituels religieux pour m’assurer de la protection divine. Cela rend mon entourage le plus proche très inquiet et, en même temps, tous rient sous cape de ce que je suis devenu. Pour eux, je ne suis pas un ignorant, ni un naïf; ils redoutent que je sois sous la menace de désordres obsessionnels obscurs qui nuiraient à ma santé mentale.
Je suis terriblement vexé qu’on ne me prenne pas au sérieux, parce qu’il n’est pas question de raison dans mes rituels, mais de titiller des forces occultes pernicieuses qui ont le pouvoir de transformer le cours de la destinée. Le danger, la malchance, la misère, la folie, la perte de tous ses biens, de sa famille et bien d’autres catastrophes encore nous guettent. Autrefois, moi non plus, je n’y croyais pas. Voir ma grand-mère souvent toucher du bois me faisait rire. D’ailleurs, je l’imitais et cela faisait rire aux éclats toute la famille. Chaque fois que ma mère me disait: «Ne joue pas au ballon à l’intérieur de la maison, ça porte malheur, vaurien. Tu ne trouves pas que chez nous ce n’est pas assez vide?», je ricanais et attendais qu’elle ait le dos tourné pour continuer à jouer. Je me fichais de ce qu’elle radotait. Il y avait seulement que je n’avais pas le droit de sortir jouer dehors de peur d’être frappé par le mauvais œil terrible de la voisine d’en haut qui n’avait jamais eu de garçon. A entendre les dires de ma mère, je croyais fermement que cette femme avait une sorte de chalumeau dans l’œil qui lui permettait de tout brûler sur son passage. Pour m’assurer de la véracité de cette légende, une fois, alors que je descendais les escaliers, je rencontrai cette sorcière que ma mère évitait à tout prix. Je m’enhardis à lui adresser la parole en lui posant une question. «Tu peux brûler, s’il te plaît, mon lacet avec ton œil, j’ai peur de tomber». Comme une flèche, en hurlant, elle courut frapper à notre porte pour se plaindre de ma mauvaise éducation. Ce jour-là, on me frotta du piment fort sur les lèvres (c’était une méthode de ma grand-mère pour que nous ne refassions jamais la même bêtise), avec une belle fessée en prime. Il fallait en plus que je cesse de pleurer parce que cela faisait venir les esprits malins, des djinns qui pouvaient élire domicile dans ma personne et me causer bien des malheurs. J’avoue avoir entendu bien d’autres superstitions tout au long de ma jeunesse et il était bien difficile de ne pas s’y conformer. J’ai pu aussi me rendre compte que ceux qui n’y avaient prêté aucune attention n’en sont pas sortis indemnes. A un moment de ma vie, je ne voulais plus entendre parler de ces vieilles sottises et je l’ai regretté. J’ai eu d’énormes déboires de santé, matériels, deux mariages ratés. Ils ont été la source de ma quête et de ma croyance plus renforcée que jamais. Ma superstition et mes rituels d’évitements sont mes boucliers de protection, parce qu’il faut le croire, certaines choses ont le pouvoir de porter malheur. Ce n’est pas seulement faire attention à ne pas renverser du sel sur la table ou à ne pas se lever du pied gauche. C’est aussi ne jamais se couper les cheveux un dimanche, mais le lundi ou le jeudi dans l’après midi, ne jamais revêtir un vêtement avec lequel on a présenté des condoléances, avant de le mettre au lavage et, surtout, ne jamais se faire raccompagner jusqu’à la porte par un membre de la famille du défunt ; ne jamais rapporter chez soi des vêtements ou objets d’un malade ou d’un accidenté, ne jamais marcher sur du bris de glace ou sang d’un accident, ne jamais porter de vêtements noirs, gris, marrons ou bleu marine le jour de son mariage, ne jamais porter les vêtements d’un décédé, ne jamais pointer quelqu’un avec un couteau, ne jamais se passer de main à main une paire de ciseau, ne jamais porter une chemise blanche le vendredi, ne jamais garder les vêtements ou affaires personnelles d’un mort chez soi, ne jamais balayer chez soi le soir, ne jamais toucher les pieds d’une personne en balayant, ne jamais acheter de balai le mois de l’Achoura, ne jamais écouter quelqu’un parler de ses malheurs sans plier la langue, secrètement, dans sa bouche pendant qu’il parle, ne jamais sourire ou parler à un miroir, ne jamais consommer de la nourriture non couverte qui a passé la nuit sur une table, ne jamais poser les pieds, s’asseoir ou, pire encore, dormir sur une table. Ne jamais se retourner pour voir qui nous interpelle dans la rue, ne jamais servir du café noir un jour de fiançailles ou de mariage qui ne doit jamais être un vendredi, samedi, dimanche ou mercredi, ne jamais compter son argent sans dire «Bissmillah, la charika lah»… Et puis, il faut écouter attentivement ces phrases dites par des passants et qui nous parviennent aux oreilles, parce que ce sont souvent des messages célestes, des augures… La liste est très longue. Je ne peux plus imaginer ma vie sans ces «ne fais pas ci ou ne fais pas ça, sous peine de…» qui clignotent dans ma mémoire. Il y a aussi autre chose maintenant qui me taraude, c’est de trouver des recettes qui vont me permettre de corriger ce que j’ai malencontreusement pu transgresser. Les remèdes existent, leur transmission au fil du temps s’est perdue. Ils sont rarissimes, presque introuvables, mais je ne suis pas près d’abandonner ma quête. Mon impression est que la superstition n’est pas près de me lâcher et j’en suis heureux, parce que j’ai le sentiment d’avoir le pouvoir d’agir sur le malheur en le tenant en respect».

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Mariem Bennani

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