J’étais «kabla», je ne le serai plus!

El Hajja Habiba a 75 ans. Elle explique sa vocation qu’elle qualifie de divine et aurait été heureuse de voir se perpétuer son savoir-faire qui, selon elle, est un des plus vieux trésors féminin. Mais…

 

Les «accoucheuses» dénommées «mouwallidates» en 1951 étaient des femmes qui avaient été formées 2 années, avec un niveau de certificat d’études primaires. On leur apprenait l’accouchement et sa prévention. En 1960, les choses évoluent: un niveau bac est obligatoire pour accéder à l’école d’Etat d’infirmières, section obstétrique nouvellement créée à cette époque. Actuellement, il faut être bachelière, passer des concours et avoir exercé quelques années pour enfin avoir ce titre. Mais bien avant ces dates, il y avait la «kabla», doyenne des accoucheuses, exerçant grâce à un savoir traditionnel transmis par le bouche à oreille et l’expérience personnelle. Une des seules femmes à permettre à un enfant porté neuf mois de sortir des entrailles de sa mère de façon naturelle. El Hajja Habiba en était une. Elle a connu magie, désillusion, renonciation… Son histoire.

 

«J’ai été «kabla», une accoucheuse traditionnelle et j’en ai fait naître des bébés! Près des trois quarts de mon existence ont été dédiés principalement aux mamans et à leurs accouchements. J’ai arrêté cette activité, parce que tous mes enfants sont partis de la campagne et aussi parce que les temps ont bien changé. Au plus profond de moi, je souffre de ne pouvoir continuer à aider des jeunes femmes au moment de la délivrance, sachant que certaines femmes de mon douar vivent dans des zones bien enclavées et qu’elles ont vraiment besoin de ma présence. Je souffre aussi du fait que mon savoir, qui est celui des accoucheuses traditionnelles comme moi, disparaîtra sans que personne ne s’en soucie. C’est pourtant un réel pouvoir magique, un don du ciel. A chaque fois que j’ai participé à la délivrance d’une mère, j’ai toujours eu ce sentiment d’avoir été proche de Dieu. Une sorte d’ange gardien des futures mamans nécessiteuses pour la plupart, avides de confiance et de secours, et ce, dès les premiers mois de leur grossesse et essentiellement dès l’apparition de leurs premières douleurs. J’étais une des seules femmes à leur venir en aide, et ce, de la délivrance jusqu’à ce qu’elles puissent se lever. L’arrivée d’un enfant dans un couple ou dans une famille est généralement sacrée. Nous avons, nous autres Marocains, des rituels sacrés et ceux pour accueillir un nouveau-né le sont encore plus; il ne faut pas les transgresser. Nous savons que des anges accompagnent les nouveaux nés, c’est pourquoi il est de notre devoir de les accueillir dans un climat pur et serein. C’est dans l’intérêt de la vie future de ce nouveau-né, de ses parents et du mien aussi. Ce n’est pas pour rien que je me sens comme une sorte d’élue. Aider psychologiquement et physiquement une future maman à vivre sa grossesse et à accoucher dans de bonnes conditions, l’assister dans ses premières tentatives d’approche avec son enfant, n’est pas donné à tout le monde. Mes techniques, mes potions et les signes que je sais reconnaître chez une future mère, tout cela m’a été transmis par ma mère qui elle-même l’a reçu de sa mère. Dans ma famille, c’est un savoir féminin ancestral qui nous a été légué de génération en génération. Je n’ai jamais considéré cela comme un travail, mais plutôt comme une vocation divine. Quel que soit le moment, de jour comme de nuit, il suffisait pour cela que j’entende aboyer les chiens. C’était le signal d’alarme qui disait qu’on avait besoin de moi. Ma vieille sacoche, celle dont j’ai hérité, était toujours soigneusement préparée, prête à servir. Ma mère m’avait fait jurer de ne jamais oublier de l’approvisionner et cela dès que je remettais les pieds chez moi. Il fallait que je remplisse mes boîtes d’huile d’olive, d’herbes et épices, de citron, de fil de laine, d’encens et de serviettes propres. Mon stock devait être fourni en permanence, parce qu’il n’était pas rare que plusieurs naissances d’affilée se présentent. Les angoisses des accouchements, je les connais puisque moi-même je les ai vécues. Lors d’une naissance, tout est vraiment magique. Il n’est pas faux de dire que les mamans qui mettent au monde des enfants sont lavées de leurs péchés. En donnant la vie, leurs âmes se libèrent du passé. D’ailleurs, pour préparer les ambiances et les purifier pour recevoir les anges célestes, ceux qui accompagnent la vie à travers ces bébés, je prends le soin de nettoyer les espaces avec des fumigations d’encens et par des récitations de versets coraniques. La baraka divine, mes tisanes et mes massages à base d’huile d’olive pure sont mes seuls outils. Je peux aussi me rendre compte assez rapidement d’un cas particulier où la mère ou l’enfant est en danger. Heureusement, aujourd’hui, les femmes peuvent avoir recours aux compétences d’un médecin chirurgien. Mais l’acheminement vers la ville reste trop long et les urgences sont souvent bondées: c’est le plus grave! Dans ces cas-là, le sort de ces pauvres a parfois été fatal. Je ne peux le nier, je ressens beaucoup d’angoisse parce que c’est une grande responsabilité envers les familles. Je ne me sens délivrée que lorsque je vois arriver le bébé et surtout lorsqu’il pleure. J’ai 5 enfants. Les deux premiers, c’est ma mère qui m’a aidée à les mettre au monde. Et pour les derniers, c’est une aventure que j’ai voulu vivre toute seule avec l’aide de ma fille que je voulais aussi initier à notre savoir. Mais ma fille n’a jamais voulu en entendre parler. Elle a toujours été attirée par la ville. Elle avait toujours répété qu’en ville, plus personne ne souhaitait se faire aider par une accoucheuse à domicile. Et c’est elle qui a eu raison. Depuis que j’habite chez mon fils (parce qu’il n’a pas voulu me laisser seule à la campagne), c’est une vérité que j’ai pu constater. Les rares fois où j’ai proposé mon aide pour un accouchement, mon invitation était dédaigneusement déclinée. C’est comme si le diable avait parlé. Les futures mères s’empressaient de me jeter à la figure, sur un ton hautain, qu’elles avaient décidé d’accoucher à l’hôpital ou à la clinique. Il est vrai qu’elles n’ont pas une bonne santé ces petites, ni leurs bébés d’ailleurs. Il est devenu si courant d’entendre que telle ou telle maman a subi une césarienne et que son nouveau-né, lui, va de complication en complication. La dernière fois que je suis allée à l’hôpital rendre visite à l’une des belles-filles de ma sœur, alors qu’elle avait eu ses premières contractions, j’ai été choquée par l’agissement des sages-femmes et infirmières. Aussi, fallait-il ravitailler la maman en tout. Toute demande pour un service ou autre n’était prise en compte que si l’on tendait quelques billets en cachette. Des femmes complètement démunies, hurlant de douleur, gisaient là dans un état déplorable, jusqu’à ce qu’elles perdent les eaux. Aucun geste de compassion envers ces pauvres femmes, juste le strict minimum. Furieuse de voir ce spectacle, j’ai ameuté les couloirs. Pour avoir réagi, j’ai été insultée avec des mots d’une grossièreté incroyable. Certaines infirmières, comme des hyènes en furie, étaient prêtes à m’arracher les yeux. Même le gynécologue qui se trouvait dans les parages m’a lui aussi assené quelques phrases virulentes et m’a traitée de vieille sorcière. J’ai rétorqué à ce petit monde sans bienveillance qu’ils n’auraient jamais été là sans des femmes comme moi. Y avaient-ils seulement songé? Aujourd’hui, je jette définitivement l’éponge; je suis si fatiguée et écœurée que mon dévouement à autrui s’est évanoui».

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