L’humoriste Dieudonné a jeté l’éponge. Il a renoncé à un spectacle interdit, car jugé antisémite en partie et objet depuis des semaines d’une offensive d’interdiction politico-judicaire appuyée par la communauté juive.
Victoire du droit ou recul de la liberté d’expression, victoire de la dignité humaine ou renforcement des interdits communautaires, l’interdiction ne règle ni le débat, ni la révélation d’un sentiment anti-juif dans la France de 2014.
Vu de l’étranger, l’affaire Dieudonné paraît souvent incompréhensible. Depuis des semaines, en France, on ne parle que de ça. Le gouvernement conduit de fait par Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, veut interdire les spectacles de Dieudonné. Le dossier s’est révélé très compliqué sur le plan judiciaire, même s’il fait quasiment l’unanimité de la classe politique.
Mais pourquoi interdire Dieudonné et ses spectacles dans un pays qui se prétend comme un bastion de la liberté d’expression? D’abord qui est-il?
Né en 1966, fils de Josiane Grué, française originaire de Bretagne et d’un père camerounais, originaire du village Ollama et de la tribu des Ewondo, Dieudonné grandit en banlieue parisienne, à Antony, Bagneux et Verrières-le-Buisson. Il est un pur produit de la diversité française.
Dieudonné se fait connaître comme humoriste dans les années 1990. Il forme avec Élie Semoun le duo comique Élie et Dieudonné, jusqu’à leur séparation en 1997. Depuis, il poursuit sa carrière d’humoriste en solo. En 1997, il se présente aux élections législatives à Dreux en tant que candidat opposé au Front national. Il part donc de l’extrême gauche intellectuelle. Son discours politique s’oriente ensuite vers une dénonciation du passé colonial et esclavagiste de la France et de l’Occident, ainsi que du «sionisme», de son «lobby» et de sa mainmise prétendue sur les affaires de la France et du monde. Et c’est à partir de là que certains spectacles dérivent vers des propos antisémites.
C’est le caractère antisémite de certains aspects de son spectacle qui provoque la colère du gouvernement et la volonté d’interdiction. Dieudonné serait à l’origine d’un retour en force, notamment sur internet -et la personne ne peut rien faire-, de l’antisémitisme en France. Mais quel antisémitisme?
On se cristallise sur le geste de la quenelle, un bras d’honneur vers le bas avec la main sur l’épaule. A l’origine, ce geste est une sorte de «nique le système» et on est loin très, loin d’un salut nazi inversé. Mais, comme pour Dieudonné, le système est assimilé au pouvoir sioniste; certaines quenelles faites devant des lieux emblématiques de la communauté juive ou de sa mémoire sont antisémites. Le public de Dieudonné en est-il conscient? Ce public est disparate -il y a certes quelques militants d’extrême droite antisémite et proche des skins néo-nazis-, mais ils sont très minoritaires.
Il y a beaucoup plus de «petits blancs» de banlieues ou des ruraux déclassés et vivant mal leur marginalité et une évidente paupérisation. Il y a aussi beaucoup d’immigrés noirs ou arabo-musulmans qui rejoignent l’antisionisme de Dieudonné et qui, parfois, tombent par l’antisionisme dans l’antisémitisme, rejoignant sur le pouvoir financier de la communauté juive des critiques ayant alimenté l’antisémitisme de l’entre-deux-guerres en Europe, avec les conséquences que l’on sait. Le problème politique est un affrontement des victimisations et des mémoires. Il rejoint le problème français des communautarismes.
Le problème judicaire est encore plus complexe. C’est pourquoi madame Taubira, proche d’un autre côté de la mémoire anticoloniale, est restée plus en retrait que le ministre de l’Intérieur, ce qui peut paraître paradoxal.
En effet, l’interdiction des spectacles de Dieudonné tend à instaurer une nouvelle jurisprudence qui limiterait la liberté d’expression, comme le dénonce la Ligue française des droits de l’homme.
Ce sont les propos tenus par Dieudonné qui doivent être sanctionnés pénalement, en vertu de lois interdisant en France les propos racistes ou négationnistes. Une censure préalable présumant de propos non encore tenus, c’est autre chose.
Le ministre de l’Intérieur a choisi une autre voie qui est loin de faire l’unanimité, même si elle se révèle efficace. D’où les réserves de la presse après la première interdiction obtenue au forceps au conseil d’Etat.
Dieudonné va changer de spectacle et parler plus des noirs que des juifs… Il risque de perdre en route une partie de son public après ce qu’il faut bien considérer comme une capitulation, même si elle n’est pas sans condition.
Patrice Zehr