Khaoula, 30 ans, dentiste, est mariée et maman d’une petite fille. La burka pour travailler, elle n’a pas trouvé mieux. Voici son récit.
«Chaque fois que je rentre à la maison et que j’ôte mon uniforme, je redeviens moi. Je suis la première à qui cela pèse d’en être arrivée là pour travailler sereinement. Porter un jour la cagoule avec la tunique et la longue jupe? Moi? Pas même en rêve! Quelle mauvaise blague! L’accoutrement d’une nonne pour une adepte passionnée du culte de l’apparence, mais quelle idée saugrenue, c’est too much! Oh oui, vraiment, c’est un supplice trop moche et je sais de quoi je parle maintenant. Surtout pour quelqu’un qui dépense une fortune en vêtements et accessoires féminins et sexy pour les porter à la maison.
J’adore me maquiller, me faire lisser les cheveux au salon de coiffure, plusieurs fois par semaine s’il le faut. Je suis comme ça, depuis l’adolescence et je ne suis pas la seule. Presque toutes mes amies et camarades de classe le sont également. Durant toute notre période d’études, jamais aucune d’entre nous n’avait été attirée par le port du foulard. Il y en avait avec nous, mais jamais d’«enburkanées». De toute façon, nous étions des élèves et ce n’était pas le milieu, ni les profs, ni l’administration des bahuts, ni les garçons qui imposaient quoi que ce soit, mais plutôt les parents. Dans ma clique, rien ne nous préoccupait plus que nos examens et notre carrière. Nous avons d’ailleurs toutes été récompensées: nous avons réussi avec brio, chacune dans sa branche ou spécialité.
Passées les étapes très problématiques de mon installation, je démarrais, enfin. Malgré l’absence totale de clientèle à l’ouverture, je ne me décourageais pas. Dans ce quartier plutôt populaire, seule dans mon cabinet les premières semaines, le temps s’écoulait trop lentement. Heureusement, la curiosité des gens a été bienfaitrice. Et surtout ma mitoyenneté avec cette station de grands taxis d’en face qui assure les va-et-vient entre les bourgades et notre ville, 24h/24. Grâce à elle, quelques patients s’aventurèrent à sonner à ma porte. Le bouche à oreille a opéré par la suite. Il a été mon seul support publicitaire. Hyper efficace pour les environs, j’en conviens! Je fus même obligée d’engager une assistante. Très satisfaite de ne plus avoir à m’inquiéter du sombre avenir que j’imaginais lorsque je me roulais les pouces, j’étais loin de prévoir ce qui justement allait malheureusement me forcer à changer de look.
Trois mois après mon ouverture, je rencontrais celui que j’allais épouser. C’est marrant mais, pour moi, le mariage n’était pas du tout dans mon planning et encore moins dans celui de mes parents. Pourtant, il en fut ainsi envers et contre tout. Mon futur époux et moi, nous avons fait connaissance chez un opticien. Je l’avais maudit d’emblée, ce client indécis qui n’arrivait pas à choisir une paire de lunettes de soleil. Je n’en pouvais plus d’attendre pour être servie. L’opticien ou peut-être son vendeur avait la mine défaite. Il avait sorti plus d’une douzaine de paires que l’autre essayait et réessayait en boucle. Et moi, les yeux fixés sur lui des fois qu’il comprenne mon désarroi, j’allais de ce fait provoquer le destin. Lorsque mon futur mari avait posé sur le nez une horreur et se souriait dans le miroir, je n’ai pas pu retenir ma crise de fou rire et à très grands éclats. Cela avait dégénéré, parce que mon hilarité l’avait contaminé. Nous nous sommes rapprochés en nous tordant et en hoquetant par saccades. Une fois le calme revenu, nous avons formé un couple pour les deux achats, faisant confiance à nos avis respectifs. Une fois hors de la boutique, nous avons parlé longuement. Puis chacun est parti de son côté. Très vite, nous nous sommes revus et plusieurs fois, jusqu’à devenir addicts, l’un et à l’autre.
Mon mari est fonctionnaire dans l’administration publique. Il a de nombreuses qualités et pas mal de défauts, mais rien de vraiment insupportable. Aujourd’hui, nous avons une petite fille et tout va bien dans notre couple. Autant le dire tout de suite, ce n’est certainement pas lui qui m’a obligée à me couvrir la tête et le corps avec la burka. C’est mon job qui m’y a forcée. D’ailleurs, lorsque je lui avais parlé de porter la cagoule et l’habit qui va avec, mon mari n’avait pas sauté au plafond de joie, bien au contraire. Il était contre, mais en même temps il était conscient que je ne le faisais pas par gaieté de cœur non plus. Ce qui m’était insupportable, c’est de me savoir sous la coupe définitive de ce code vestimentaire qui m’était totalement inconnu jusque-là. J’avais délibérément fait ce choix par nécessité. Je n’avais pas eu le temps, après quelques mois d’exercice, de me rendre compte que ma proximité obligée avec certains hommes était un calvaire. D’autant que je n’étais pas en mesure non plus de les remettre à leur place. Un scandale dans mes locaux m’aurait été fatal.
Que faire lorsque vous êtes face à quelqu’un qui, dès qu’il se dirige vers vous, se met à se grattouiller ses parties intimes automatiquement? Ou celui qui tente de se frotter à vous lorsque vous vous appliquez à lui prodiguer des soins? Il y a aussi celui qui vous fixe langoureusement, alors que vos yeux explorent sa bouche et rien d’autre. Mon statut de femme mariée, notre différence de milieu social et d’âge ne les indisposant nullement. Mon Dieu et avec quel ego démesuré et quelle conviction de se croire irrésistibles en terrain favorable et conquis d’emblée! Mon dégoût et mon indignation ne se lisaient pas, apparemment. A maintes reprises, j’ai été convaincue qu’il devait manquer plus d’une case à un grand nombre de mes clients. Et ce ne sont pas les jeunes qui se comportent de la sorte. La seule solution qui me paraissait la plus simple fut que je me déguise en dark vador. Je ne pouvais plus de ce fait être autorisée à la moindre fantaisie en allant au boulot. Et pour rester aux yeux de tous mes patients et des autres, surtout leurs connaissances, leurs amis et familles, il fallait que je reste madame la toubib, la «moultazima» une islamiste intégriste. Adieu féminité, coquetterie et j’en passe, sept jours sur sept, partout et en tout temps!
Même si, une fois à la maison, je redeviens la vraie personne que je suis, je me sens comme punie. Je ne sais pas si je continuerai de me servir de mon déguisement éternellement, parce qu’il m’en coûte. Pour le moment, cela me sert de bouclier dans l’exercice de mon métier et parce que je ne peux pas non plus renvoyer ma clientèle, ni l’éduquer. En sera-t-il de même dans mon couple? J’ai vraiment peur de perdre mon mari qui, lui, ne m’a pas épousée voilée. En attendant, j’ajouterai, pour être honnête, que cet accoutrement a fait affluer la clientèle, qui voit en moi un être religieusement intègre qui ne se risquerait jamais à les arnaquer».
Mariem Bennani