Les démocraties qui dominent le monde, ce dont presque personne ne se plaint, ont tout de même un gros problème. Elles se considèrent comme le meilleur, sinon le seul régime politique acceptable dans le monde entier. Elles veulent s’imposer partout.
C’est pourquoi elles prennent parti pour les démocrates où qu’ils soient, notamment dans des pays jugés autoritaires.
Le problème, c’est que ces démocrates ne le sont pas toujours (Egypte, Syrie, etc), surtout que les démocraties ignorent le poids de l’histoire des peuples.
C’est pourquoi, après voir justifié toujours moralement leurs interventions, elles débouchent régulièrement sur des désastres ou des résultats non recherchés.
Quand Obama affirme que l’avenir de l’Ukraine appartient aux Ukrainiens, en riposte au jeu de Moscou en Crimée, il dit une vérité qui est une énormité. La plupart des habitants de Crimée se sentent russes ou tatars, mais très peu ukrainiens. La Crimée, c’est pour la Russie l’accès aux mers chaudes, un fondamental de sa géopolitique non négociable. La Crimée est autonome par rapport à l’Ukraine, car elle y a été rattachée récemment et artificiellement, du temps de l’URSS. Ignorer ces éléments, c’est se condamner à commettre des erreurs aux graves conséquences mondiales.
La Crimée, république soviétique autonome, était attachée à la Russie, lorsqu’après la Deuxième Guerre mondiale, Staline décida de rabaisser son statut à celui d’Oblast, signifiant simple «région», mais toujours dans la Russie. En outre, en 1948, le port de la flotte russe de la mer Noire, Sébastopol, fut administrativement détaché de l’Oblast de Crimée pour être rattachée directement à la RSFSR (République socialiste fédérative soviétique de Russie). Sébastopol n’a alors rien d’ukrainien. Pour fêter le tricentenaire de l’unification Ukraine-Russie, qui scellait l’union indéfectible entre les deux peuples en 1654, Nikita Khrouchtchev eut une idée: solidifier encore un peu plus cet esprit. Kroutchev était né sur la frontière russo-ukrainienne, avait épousé une ukrainienne mais était quand même russe. Il était surtout communiste. Il a appliqué les pires mesures répressives staliniennes en Ukraine, y compris la famine dirigée. Il aurait pensé qu’administrativement, le rattachement de la Crimée à l’Ukraine était géographiquement et économiquement plus rationnel. Il habilla alors le transfert de la Crimée depuis la Russie vers l’Ukraine en «cadeau». En 1990, la Crimée a obtenu, à quelques mois de la dissolution de l’URSS, de redevenir une République soviétique socialiste autonome dans l’Ukraine. Avec l’indépendance de l’Ukraine, elle maintient un statut de République autonome de Crimée à l’intérieur de l’Ukraine! Dans tout cela, le statut de Sébastopol actuel est particulier: ville autonome dans une République autonome et entièrement tournée vers l’accueil de la flotte Russe.
Cette péninsule bordée par la mer Noire a été occupée au fil des siècles par les Grecs, la république de Gênes, l’Empire ottoman, la Pologne… A la fin du XVIIIe siècle, la Russie de Catherine II prend la Crimée et en fait le point de départ d’une stratégie de conquête des mers chaudes. Pour mettre fin aux ambitions expansionnistes russes, l’Empire ottoman, soutenu par la France de Napoléon III, la Grande-Bretagne et le royaume de Sardaigne, réattaque la péninsule en 1853: c’est la guerre de Crimée, la première guerre moderne et photographiée de l’histoire, qui culmine avec le siège de Sébastopol. Le conflit se solde par une défaite et la fin des rêves de conquête russes, mais la Crimée reste sous le contrôle de Moscou.
Et les tatars? En 1571, les Tatars de Crimée prirent et brûlèrent Moscou.
Les Tatars de Crimée sont issus de différents peuples de la steppe, dont le plus important en nombre est celui des Coumans descendus d’Asie centrale vers la Volga aux XIe et XIIe siècles. Ils progressèrent ensuite vers la mer d’Azov et la mer Noire. Installés dans les montagnes de l’actuelle Crimée pour fuir les incursions mongoles, ils embrassent l’islam sunnite au moment de la formation du khanat de Crimée à partir de 1441, qui survécut jusqu’en 1783. Les autres peuples installés en Crimée correspondent aux apports successifs de populations: il s’agit des descendants de peuples disparus en tant que communautés, tels que les Scythes, les Sarmates, les Grecs antiques, les Ostrogoths, les Grecs pontiques, les Alains ou les Slaves (royaume de Tmutarakan) et les Khazars. Ces peuples se mélangèrent durant l’Empire romain et plus tard de l’Empire byzantin, ainsi qu’au moment de la domination gênoise. En revanche, la communauté tatare, dès lors qu’elle embrassa le sunnisme tout en bénéficiant d’apports turcs ottomans d’Asie Mineure, forma une nouvelle entité séparée des autres.
Une complexité qu’il faudra bien prendre en compte pour une stabilisation durable et éviter une nouvelle guerre froide et peut être pas seulement froide…
Patrice Zehr