Chama, 45 ans, femme au foyer, est une mère qui souffre. Au cœur de son drame, ses enfants dont elle voit, horrifiée, la tournure qu’a pris leur destin. Elle raconte son histoire.
«J’ai 5 enfants. Mon mari est chauffeur de camion. J’ai passé ma vie à m’occuper de ma famille et à relever le défi d’avoir une maison à nous. Aujourd’hui, je suis une mère accablée avec dans le cœur un poignard bien planté.
Je me souviens qu’au début de notre mariage, mon mari gagnait vraiment très peu d’argent. Il n’était que «grissoune», le mécano accompagnateur du chauffeur de poids lourd. Ensuite, il a passé son permis de conduire et il s’est trouvé un boulot beaucoup mieux payé. Nous nous sommes toujours bien entendus, lui et moi: nous sommes issus du même patelin et avions supporté une longue séparation avant de nous installer chez nous. Nous avions une confiance aveugle l’un en l’autre. D’ailleurs, tout ce qu’il gagnait, il me l’a toujours remis. Il savait que je n’étais pas dépensière et que je ne rêvais que du jour où nous serions réunis loin du bled. Je m’obstinais, avec mes mille et une ruses, économies et privations, à épargner pour quitter la misère du patelin. Nos deux familles n’avaient jamais cessé de nous faire la guerre. Les siens souhaitaient que nous divorcions pour s’accaparer des deux misérables sous que mon mari gagnait. Les miens m’en faisaient voir de toutes les couleurs pour qu’ils bénéficient d’une part des dons de mon mari.
Finalement, la Providence nous a protégés et ce que j’avais économisé nous a permis de trouver où loger en ville. Une fois installés, je ne pus m’empêcher de faire une autre promesse à mon époux. Je souhaitais l’aider à faire de nous, un jour, des propriétaires. A la condition, bien sûr, de continuer de me remettre ses gains et de me faire confiance.
Nous avons vécu de nombreuses années dans deux chambres minuscules sur la terrasse d’une maison divisée en plusieurs habitations. C’est à cet endroit, pas à l’abri du vent, ni de la pluie, ni de la chaleur de plomb que j’ai donné naissance à tous mes enfants.
Pour tenir ma promesse, je dépensais le moins possible. Mes courses, je les faisais chaque soir en achetant bien souvent des légumes et fruits presque pourris pour quelques centimes à des marchands désireux de s’en débarrasser. Je les accommodais du mieux que je pouvais pour en faire, le midi, des tagines bien épicés, sans viande et des farces à crêpes énormes en guise de goûter-dîner. Les repas, avec un peu de viande, de volaille ou des sardines, je les servais à chaque retour de mon mari. J’achetais de la lingerie, des vêtements et ustensiles déjà usagés. Mes enfants n’ont jamais eu que des biscuits faits maison ou des petits morceaux de sucre en guise de friandises. Ils grandissaient tout comme les autres enfants du quartier. Ils n’avaient pas d’autre choix que de jouer avec des cartons ou des bouteilles en plastique à l’entrée de notre domicile et dans la ruelle. C’était leur seule occupation jusqu’à ce qu’ils aient pu aller à l’école. Je n’ai jamais pu les retenir à la maison, ni surveiller leurs fréquentations hors de notre secteur, ni sérieusement contrôler leur scolarité. J’étais complètement stupide de croire qu’ils étaient encore petits et qu’aucun danger ne les menaçait. Ainsi, durant une dizaine d’années, pendant que mon mari sillonnait les routes, moi, je m’occupais comme je pouvais de mes enfants et de notre maison et amassais notre pactole. Un jour, nous avons su qu’il nous était possible d’acquérir un petit terrain grâce à un programme étatique de lutte contre l’habitat insalubre. Nous avons pu y souscrire et en profiter. Nous sommes devenus propriétaires et nous nous sommes empressés d’aller nous y installer, alors que ce n’était encore qu’un chantier. Nous n’étions pas les seuls dans cette condition. Plusieurs familles en avaient fait de même, en aménageant petit à petit leurs demeures. J’avais de nouvelles occupations: je passais tout mon temps à planifier et veiller aux interminables travaux de la maison, mais aussi à préparer la nourriture et m’occuper des tâches ménagères.
Je ne me rendais pas compte, ni mon mari d’ailleurs, que quelque chose de grave concernant mes enfants se tramait. Mes garçons muaient sous mes yeux en petits voyous. Plusieurs fois, j’ai été convoquée par les établissements où ils étaient scolarisés. J’étais complètement effondrée par les plaintes des enseignants, par leurs absences injustifiées et leur exécrable conduite. Mes enfants étaient menacés d’exclusion, considérés comme irrécupérables, insolents, inaptes à poursuivre des études. Je suppliais les responsables des écoles, à chaque fois, de leur donner encore une chance de se rattraper. Mais rien. Je n’avais plus aucune autorité sur eux, surtout les aînés. Et puis, j’étais seule dans cette lutte; je me mettais dans de tels états que je tombais le soir à bout de forces. Je me suis mise à essayer de les retenir à la maison. Les plus grands, devenus adolescents, n’ont pas eu la moindre gêne pour se rebeller. Ils me claquaient la porte à la figure en se fichant complètement de mes menaces d’en parler à leur père. Il était devenu impossible de lever la main sur eux ou de les insulter. L’aîné me répondait du tac au tac et menaçait de rendre mes coups.
Des gens du voisinage étaient venus me rapporter avoir vu un de mes enfants mendier et un autre, sous l’influence de psychotropes, traîner depuis longtemps avec de jeunes dealers bien connus. C’en était trop! Je n’ai pas pu dissimuler tout cela à mon mari.
Tirant au clair les confidences du voisinage, mon mari en est arrivé aux poings avec notre aîné et l’a chassé de la maison. Les deux autres ont tout déballé. Nous étions choqués par leurs récits. Ils mendiaient pour le compte d’un petit chef qui leur avait expliqué que leur cagnotte, à eux tous, allait leur permettre d’acheter une bicyclette commune. Le même jour, tard dans la soirée, mon fils aîné était revenu à la maison complètement défoncé. Il était en proie à une crise démentielle. Il essayait de forcer l’entrée de la maison que mon mari avait verrouillée avec un nouveau cadenas. J’avais essayé de l’en dissuader et de calmer le jeu pour nous donner le temps de le sauver et de trouver une solution. Mais, il ne voulait pas m’écouter et n’avait cessé de m’accabler de tous les reproches du monde. Selon lui, cette situation n’aurait jamais existé si j’avais été une bonne mère. Dehors, mon fils cognait sur la porte avec une barre de fer et menaçait de nous tuer. Il nous traitait de tous les noms, des mots d’une grossièreté insoutenable. Dans cette rage, mon fils s’en est pris à de simples passants qui rentraient chez eux; des gens étrangers à notre conflit. C’est à ce moment que mon mari a compris le danger que représentait mon fils et que c’était à lui de le neutraliser. Mais c’était trop tard, mon fils avait déjà commis l’irréparable en assenant des coups à tout ce qui se trouvait sur son chemin et en finissant par agresser mortellement un passant.
Mon fils s’est mis à se cogner la tête contre le mur pour se fracasser le crâne. Mon mari n’a pas eu le temps de sortir assez rapidement pour éviter la première tragédie. Je le voyais se battre avec un monstre. Notre pallier avait été aussi assailli par la famille de celui qui avait été mortellement atteint. Ils étaient venus armés de pierres et de couteaux pour venger leur parent. Heureusement, la police, qui avait été alertée par les voisins, est arrivée en renfort. Depuis cette tragédie, mon fils a été jugé et mis en prison. Mon mari m’interdit d’aller lui rendre visite. Pour lui, c’est un criminel qui aurait mieux fait de se donner la mort; il a souillé notre famille.
Aujourd’hui, deux de mes enfants ne vont plus au collège, mais mon mari leur a posé un ultimatum. Pour qu’ils puissent vivre sous notre toit, il fallait qu’ils travaillent. Pour le moment, ils ont été engagés par des vendeurs de friperies. Ils regrettent d’avoir perdu du temps et vont à des cours du soir qu’ils payent eux-mêmes pour apprendre l’électronique et à utiliser un ordinateur. Les plus jeunes, je les escorte pour toutes les sorties. Les grands m’aident à faire régner le respect et la discipline et révisent avec eux. Quitte à m’endetter, je voudrais que mes petits gars étudient et qu’ils ne soient jamais tentés de traîner dans le quartier. Quant à mon mari, il a bien changé: il me menace tout le temps de répudiation et continue de m’accuser d’être la cause du drame de notre famille et de la délinquance de nos enfants. Que fait-il de toutes ses absences prolongées et de ses présences furtives sans implication dans notre vie de famille? Me suis-je jamais plainte de la surcharge de travail sans répit que j’ai eue? Ne m’a-t-il pas toujours tout relégué, maison et enfants? Ne devions-nous pas partager la responsabilité de l’éducation de nos enfants? Je suis anéantie, je souffre en silence, parce que celui qui croupit en prison et qui a été capable du pire, c’est tout de même notre enfant».
Mariem Bennani