Le monde d’avant revient en force. Il ne renonce pas. Le monde d’après tente de résister et de s’imposer. Il en sort des équilibres nouveaux. Il est impossible de savoir comment la pandémie va redistribuer les cartes internationales.
Ce qui est sûr c’est que le regard sur le monde est en train de changer. Les cartes et les dessous des cartes évoluent pour une meilleure compréhension des grands enjeux.
Lors de festivals du livre que j’ai eu l’honneur d’animer, j’en ai eu la confirmation autour de deux ouvrages très différents. Différents mais éclairants pour ceux qui s’intéressent, comme nos lecteurs, aux évolutions majeures du monde.
Le premier livre est signé Gilles Kepel aux éditions Gallimard. Il s’intitule le prophète et la pandémie. C’est une réflexion sur l’évolution récente du monde arabo-musulman. La thématique générale est claire. L’an 2020, marqué par la Covid-19 et l’effondrement du marché pétrolier, est celui de tous les bouleversements depuis le Moyen-Orient jusqu’aux banlieues de l’Europe. Le conflit israélo-palestinien se fragmente avec, d’un côté, un pacte portant le nom du prophète Abraham, qui va des Etats-Unis à Abou Dhabi, au Maroc et au Soudan, en passant par Israël, agrège l’Egypte et l’Arabie, et lorgne l’Irak ; de l’autre « l’axe fréro-chiite » qui rassemble Gaza, Qatar, Turquie et Iran, avec le soutien ponctuel de la Russie.
Dans ces convulsions sismiques, Beyrouth explose, réfugiés et clandestins affluent en Europe, et le président turc Erdogan tente de refaire d’Istanbul le centre de l’islam mondial. Enfin, le terrorisme frappe de nouveau, en France et en Autriche, au nom d’un djihadisme sans organisation. Il s’appuie sur une atmosphère créée par des entrepreneurs de la colère mobilisant foules et réseaux sociaux du monde musulman pour venger leur prophète face à l’Occident. Tandis que Joe Biden doit restaurer la confiance des alliés de l’Amérique.
Mais ce qui est remarquable dans ce livre, c’est la cartographie de Fabrice Balanche. Les cartes éclairent mieux que toute autre démonstration. On y voit de façon claire les axes de la pénétration turque en méditerranée, la position des pays arabes et européens face à erdogan. Une carte sur l’axe iranien, ou sur la pénétration russe complète la compréhension des stratégies. Une autre expose les forces et les faiblesses des pays du Maghreb, ou l’offensive chinoise des routes de la soie. Dans différentes planches, le rôle majeur du Maroc apparait clairement, rôle stabilisateur et modérateur. On a enfin une approche de tous les sujets dont on parle, mais qu’on a du mal à visualiser. On peut incontestablement mieux comprendre et mieux suivre les grandes évolutions du monde arabo musulman.
L’autre livre «Le monde mis à nu. Le dessous des cartes» est signé Emilie Aubry et Frank Tetart. Une approche nouvelle pour un atlas géopolitique. Cet atlas est un état des lieux de ce Nouveau Monde “post-covid”. Hommes, activités économiques, transports: la planète est mise à l’arrêt, pour le plus grand bonheur du climat. Mais après cette vitrification du monde, le voici comme mis à nu. Comme si chaque État avait vu ses forces et ses faiblesses exacerbées par la pandémie. Comme si les tendances en germe dans le “monde d’avant” –déclin de l’Occident, révolution numérique, tensions entre états démocratiques et états autoritaires– se montraient soudain à découvert». Franck Tétart s’est occupé des cartes, pour plus de clarté et de compréhension.
Autour des cartes, des encadrés précis et focus sur un point précis.
Le choix a été fait de ne pas parler de tous les pays du monde mais d’aborder des pays clés. Ou menacés. Exemple au Moyen-Orient, le Liban comme puissance arabe mais aussi européenne. Ou bien les enjeux des réfugiés aujourd’hui qui sont 100 millions dans le monde.
Le livre aurait pu s’appeler le monde et la pandémie. Il est conçu comme un voyage vers des destinations choisies. Un voyage très géopolitique, mais avec un regard nouveau. D’ailleurs le premier chapitre s’intitule «Du monde d’avant au monde d’après». La première étape concerne une courte histoire des pandémies dans le monde. Le livre s’intéresse aux changements climatiques, aux nouveaux moyens de transports et le voyage commence non pas par l’Europe et l’occident, mais par l’Asie et la Chine. Le chapitre sur le Moyen-Orient s’intitule «qui est le maître du jeu» avec l’Iran, épicentre des tensions- Arabie saoudite et émirats- alliances et rivalités. On rejoint parfaitement le livre de Kepel.
Pour l’Afrique, on a le sous-titre –le continent des possibles et des impossibles… La Maroc ne soulève pas de question particulière, un signe très positif pour ce pays. L’Algérie en revanche, c’est «L’attente sans fin d’une nouvelle ère» et pour la Tunisie «une fragile exception démocratique»… Où l’on voit que l’actualité va parfois plus vite que la cartographie et que l’analyse.
Mais ces deux livres ont un grand mérite, ils apportent un regard différend et mieux adapté à la lecture actuelle des fractures internationales, avec l’impact non négligeable de la pandémie dont l’évolution reste, pour conclure, largement imprévisible.
Patrice Zehr