Erdogan a gagné sa présidentielle. Mais il a perdu son plébiscite. En effet sa victoire électorale est étriquée: moins de 52%.
C’est presque pour lui une humiliation. Surtout que les partisans du non ont été largement empêchés de mener normalement la campagne électorale. Mais il crie victoire, car le vote lui permet d’instaurer une présidence renforcée, une sorte de sultanat présidentiel qui, pour certains, est une dictature. Pour les partisans du président, il s’agit d’un vote qui va dans le bon sens pour une Turquie plus forte, islamique et nationaliste, dont Erdogan est le leader charismatique irremplaçable.
Il y a dans la presse occidentale une sorte de complaisance avec la Turquie et on parle souvent d’hyper président. Le jugement sur Poutine, par exemple, est bien plus sévère et pourtant!…
Il y a à cela des raisons objectives. Partenaire de la Turquie dans la lutte contre l’organisation Etat islamique ou dans la gestion de la crise migratoire, l’UE a réagi avec prudence aux résultats du référendum. Erdogan sera reçu par Trump. Dans le contexte international actuel, Ankara est donc incontournable et Erdogan le sait, en use et en abuse.
Le Parti républicain du peuple (centre gauche, laïque) a réclamé l’annulation du scrutin, après que les observateurs de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe présents sur place ont considéré, dans un rapport préliminaire, lundi 17 avril, qu’il s’était déroulé «en deçà des normes internationales démocratiques». Le recours a échoué sans surprise.
Mais les Européens -en particulier les Allemands qui comptent 3 millions de citoyens d’origine turque et qui ont voté à 63%- redoutent de casser un lien déjà très dégradé avec un partenaire jugé essentiel, membre de l’OTAN et de la coalition internationale contre l’organisation Etat islamique. Ils lui ont en outre sous-traité une partie de la résolution de leur crise migratoire par l’accord de mars 2016 de renvoi des migrants de la Grèce vers la Turquie.
La réforme constitutionnelle voulue par le président Recep Tayyip Erdogan ouvre, selon lui, «une nouvelle ère» dans l’histoire de la Turquie. Elle a commencé avec l’annonce de la reconduction pour trois mois de l’état d’urgence, en vigueur depuis le putsch raté de juillet 2016. Devenu le dirigeant le plus puissant de la Turquie moderne, M. Erdogan ne va pas pouvoir endosser tout de suite ses nouveaux habits. La réforme ne devrait pas être mise en œuvre avant novembre 2019, quand des élections législatives et une élection présidentielle seront convoquées.
Mais selon les politologues, le président pourrait être tenté de précipiter la manœuvre. D’ici à la fin avril, M. Erdogan va reprendre la direction de son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) dont il avait démissionné au profit du Premier ministre, après son élection en tant que président en août 2014. Voué à devenir une simple chambre d’enregistrement, le Parlement va devoir s’adapter au nouveau système en modifiant son règlement intérieur et son mode de fonctionnement. La reprise en main du pouvoir judiciaire n’attendra pas. Dans un mois, le Haut Conseil de la magistrature (HSYK), responsable des nominations, promotions, évictions des juges et des procureurs, sera reconfiguré. Des centaines de juges et de procureurs sont actuellement en prison. En tout, 47.000 personnes (magistrats, militaires, policiers, hommes d’affaires) ont été incarcérées à la suite du coup d’Etat, faisant monter la population carcérale de 127%. Malgré «la nouvelle ère», les purges vont continuer. Car le président n’est pas encore sûr de son pouvoir.
Erdogan se bat sur les deux fronts: d’une part, ce qu’il reste de l’armée kémaliste, laïciste; d’autre part, la puissante confrérie de Fettulah Gulen qui ambitionne d’unir fondamentalisme et modernisme. Plus Erdogan entend fusionner les pouvoirs, plus menace l’implosion, dont le putsch raté n’est que l’un des nombreux signes.
«Erdogan a officiellement gagné, mais politiquement perdu. Il a perdu les principales grandes villes de Turquie, Istanbul en tête. Le centre de gravité économique, urbain, dynamique du pays est du côté du non», souligne le politologue turc, Ahmet Insel. Un scrutin qui creuse un peu plus les divisions au sein du pays, estime ce chroniqueur du journal d’opposition Cumhuriyet. «Ce référendum montre clairement l’existence de trois Turquie bien distinctes. La Turquie laïque, démocrate, parlementariste et pro-européenne dans l’ouest et au sud, le long des côtes. Une Turquie kurde au sud-est (qui a majoritairement voté pour le «non»). Et une Turquie conservatrice, qui a le culte du chef, tournée sur elle-même culturellement, dans les provinces d’Anatolie centrale et de la mer Noire».
Le sultan fasciné par l’empire ottoman se trouve face aux contradictions et fractures qui ont amené à la chute du dernier califat et à l’instauration d’une république autocratique. Erdogan n’a pas encore fait oublier Mustapha Kemal, dont il se veut le successeur, autant que des sultans conquérants de la «Sublime porte».
Patrice Zehr