Les grandes guerres de la Russie de Poutine

Si on considère comme fou l’homme qui ne voit pas le monde comme nous, pour les démocraties occidentales le Président russe est un fou. Il n’en reste pas moins que ce jugement des USA et des pays sous son influence économique et militaire n’est pas partagé par l’unanimité d’une planète qui se démarque de plus en plus de la «communauté internationale» post 1945.

Post 45, tout est là. Poutine est un enfant de la guerre soviétique, élevé dans le culte de la grande guerre patriotique qui se célèbre tous les 9 mai. Il a le regard  d’un tsar post stalinien sur le monde. Ne pas l’admettre c’est se condamner à ne rien  comprendre au Président russe. Il va donc revendiquer une nouvelle victoire contre les forces nazies renaissantes selon lui en Ukraine. Pour lui, la guerre est la matrice de la Russie et la chute de l’URSS une négation de sa puissance issue de ses sacrifices. Il veut une Russie où tous les Russes ou russophones seront dans un  même empire ayant retrouvé sa grandeur. Cela n’a rien à voir avec les droits de l’homme. Hitler voulait tous les allemands dans le même Reich et la Turquie considère comme turc tous les turcophones. Au regard de la grande guerre patriotique, pour Poutine, la guerre en Ukraine est une opération miliaire aux dégâts limités notamment pour les populations civiles.

Pour Alain Bauer, professeur au Cnam (Conservatoire National des Arts et Métiers) et spécialiste des questions de sécurité et de défense, le 9 mai 2022 pourrait être décisif pour la suite du conflit. Cette date, appelée «Jour de la Victoire» en Russie, est importante dans l’imaginaire collectif russe. Elle correspond au jour de la commémoration de la signature de l’acte de capitulation de l’Allemagne nazie, à Berlin, face aux Alliés, dont l’Union soviétique. Ainsi, le 9 mai est également célébré dans toutes les anciennes républiques qui composaient l’URSS. Une victoire par laquelle, disait Poutine en la commémorant le 9 mai 2021, «le peuple soviétique a (…) libéré les pays d’Europe de la peste brune». Neuf ans plus tôt, le 9 mai 2012, il proclamait, dans les mêmes circonstances: «Notre pays (…) a offert la liberté aux peuples du monde entier». C’est ce libérateur, cet héritier antinazi de l’URSS qui, le 24 février, est entré en Ukraine, poursuivant sa mission historique. Dans son intervention matinale à la télévision, ce jour-là, Poutine déclarait encore: «L’issue de la seconde guerre mondiale est sacrée». Une évidence apparaît bientôt, dont on n’a peut-être pas mesuré toutes les implications: l’impossibilité dans laquelle se trouve désormais la Russie de se présenter au monde autrement que comme une puissance antinazie, tant le régime poutinien a fait de la victoire de 1945 contre le IIIe Reich le fondement de sa légitimité, voire de l’identité russe.

Affrontement turco-russe en Lybie

La dénomination de «Grande Guerre patriotique» est une référence directe à la «Guerre patriotique de 1812», résistance à l’invasion des troupes napoléoniennes en 1812. Ce fut une guerre totale: les conventions de Genève n’y furent pas appliquées, la reddition à l’ennemi, quelle qu’en soit la cause, y fut considérée comme une haute trahison et punie comme telle des deux côtés, les combats furent acharnés, la mortalité élevée et les prisonniers de guerre ont été déportés dans des camps de travail forcé où ils furent soumis à la malnutrition. Aux crimes de guerre nazis perpétrés par la Wehrmacht répondirent ceux de l’Armée rouge. Des populations entières furent exterminées par les nazis (slaves, juifs, tsiganes…) ou déportées par les Soviétiques (Tatars de Crimée, Allemands de la Volga…). Le bilan humain de la Grande Guerre patriotique en Europe varie entre vingt-sept et trente millions de morts de citoyens de l’URSS, militaires et civils. Ce bilan ne cesse d’évoluer depuis les années 1970, époque où le régime soviétique commença à communiquer avec plus de volonté sur le conflit et surtout, depuis 1986, avec le lancement de la perestroïka, où le régime communiqua avec plus de transparence, parlant progressivement de vingt millions de morts, puis vingt-cinq millions de morts. Depuis la faillite de l’URSS en décembre 1991, des documents sont encore déclassifiés et l’estimation du bilan humain, depuis, dépasserait largement les vingt-sept millions de morts entre 1941 et 1945. Certains historiens, au fil des consultations de la documentation (archives) mise à jour, évoquent plus de trente millions de morts.

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Encore aujourd’hui, la Grande Guerre patriotique imprègne l’imaginaire des Russes et le sacrifice ultime qu’ont fait ses héros est sans cesse rappelé et honoré. En 16 ans de facto au pouvoir, Vladimir Poutine et son administration ont transformé la commémoration du conflit, dans ses cérémonies comme dans la culture populaire, d’un anniversaire historique rituel sous le Président Eltsine à un évènement grandiose qui reproduit des représentations soviétiques et qui prend parfois des airs liturgiques. Le président a également «pris l’Histoire en charge» en créant, entre autres, le ministère contre la falsification de l’Histoire, en participant personnellement à l’écriture des manuels d’Histoire, ou en créant des séances de «leçons d’Histoire» à l’école. Les jeunes Russes, tout comme leurs prédécesseurs soviétiques, sont élevés dans le devoir de mémoire et de respect envers les héros de cette guerre. L’administration Poutine a fait de ce conflit l’évènement central dans la culture officielle russe et il est désormais difficile de se soustraire à son constant rappel dans les médias ou dans les espaces publics.  Et cela s’accroit avec l’invasion d’une Ukraine où se sont déroulés les plus grands affrontements militaires entre nazis et soviétiques.

Patrice Zehr

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