Rachida a 10 ans. Née dans une famille démunie vivant dans la région d’El Hajeb, elle s’est vue ballotée de maison en maison, travaillant dès l’âge de 6 ans. Elle raconte ce qu’elle a vécu.
«Je viens, d’une région aride où rien ne pousse. La misère chez nous fait partie du décor et du quotidien. Nous vivions, mes parents, mes tout petits frères et sœurs et moi, dans une minuscule cabane sans eau ni électricité. A part trois chèvres et quelques poules, nous n’avions rien. Certains soirs, nous dormions sans dîner parce qu’il n’y avait rien à manger. Mon père était souvent désœuvré, anéanti par cette indigence tenace. La mort dans l’âme, il avait placé mon petit frère chez un garagiste. C’est sur ce maigre revenu qu’il comptait. Très touchée par notre famine, une cousine de mon père, qui travaillait pour une famille à Meknès et qui était venue passer la fête de l’Aïd el Kébir dans sa famille, lui a promis de l’aider en me trouvant une place comme petite bonne. Elle revint trois mois plus tard pour m’emmener avec elle. Ce soir-là, elle et mes parents discutèrent longuement. Le lendemain, nous fîmes un très long voyage.
Pendant ce voyage, mon père avait l’air triste et accablé. Il me dit que ce n’était pas de son plein gré qu’il m’emmenait vivre dans cette maison. Nous étions 7 enfants qu’il n’arrivait pas à nourrir et il lui fallait de l’aide. Depuis son accident, avec la perte de l’usage d’une de ses jambes, il souffrait de ne plus pouvoir subvenir à nos besoins correctement. Et il ajouta que les bébés, mes frères, risquaient de mourir. En plus, d’après Fatima, sa cousine, j’allais avoir la chance de vivre en ville avec des gens aisés; ils allaient m’apprendre beaucoup de choses. J’écoutais silencieusement, fière de pouvoir apporter par mon travail un peu à manger pour sauver ma famille. Je regardais ce monde qui défilait, il ne ressemblait pas du tout au mien. Tout me paraissait géant et les gens bizarres. Fatima nous fit signe que nous étions arrivés. Nous avons été froidement accueillis. Nous sommes restés sur le seuil de la porte comme des pestiférés face à un homme et sa femme qui négociaient vivement avec mon père. J’étais engagée à 350 dirhams récupérables chaque fin de mois. Dès que mon père tourna les talons, la femme fit une grosse grimace de dégoût et m’ordonna sans attendre d’aller récupérer un sac et un seau derrière la porte pour aller au hammam. Je n’eus pas le temps de saluer mon père. Après le bain, j’eus droit à la boule à zéro. La femme jurait et marmonnait que ma sale race de misérable allait infester toute la maison de puces et de poux. Démarrait pour moi la plus infernale des vies. Dans cette maison, il y avait deux enfants et leurs parents. Les enfants un peu plus âgés que moi, passaient leur temps à l’école, leurs parents au travail et moi à la maison. Il fallait que je fasse, nuit et jour, la vaisselle, le parterre et le linge, éplucher les légumes, préparer la table pour les repas et la débarrasser après avoir servi chacun d’entre eux selon ses caprices. Cette femme que je devais appeler «tante» était méchante, arrogante et monstrueuse. Pour elle, rien de ce que je faisais n’était bon. Elle m’assenait une tannée à chaque lessive, parce que je n’avais pas bien étendu le linge. Le grand malheur s’abattait sur moi, si je n’avais pas correctement essuyé et rangé la vaisselle. Elle me pinçait jusqu’au sang pour n’avoir pas correctement épluché les pommes de terre ou les carottes. Une fois, au bain maure, parce que je ne lui avais pas tendu le shampoing rapidement, elle me jeta de l’eau bouillante au visage. Quand je me suis mise à crier de douleur, elle m’attrapa de toutes ses forces par les cheveux et me fit assoir à ses côtés, me menaçant de m’égorger si je n’arrêtais pas de pleurer. Pour elle, je devais cesser immédiatement ma comédie. Un jour, alors que je rangeais sa chambre à coucher, je me suis assise sur le lit et me suis attardée à regarder des photos dans un album. Je ne l’avais pas entendue approcher, elle entra dans une colère noire. Elle m’arracha les joues avec ses griffes et me tabassa quasiment à mort. Une autre fois, j’avais pris le risque d’allumer la télévision, comme je les voyais faire. Alors, cette fois-ci, «tante», non satisfaite par la série de coups et d’insultes dont elle m’avait couverte, se dépêcha d’appeler son mari pour me massacrer, lui aussi! Il m’a battue à sang avec sa grosse ceinture. J’ai eu tellement mal que je me suis évanouie. Ils me réveillèrent à coups de pieds dans le flan. Toutes les nuits dans cette maison, je les passais à pleurer dans ce petit coin de la cuisine où je dormais à même le sol, sur un tapis en plastique recouvert d’une couverture poisseuse en lambeaux. Tous les matins, la série d’insultes redémarrait. Il fallait en plus que je chauffe l’eau pour la toilette et que je prépare le thé et la table du petit déjeuner. On me donnait très peu à manger, presque toujours des restes et je n’avais que deux tenues, des pyjamas et des sandales en plastique plus grandes que mes pieds. Je n’approchais jamais la chambre des enfants sauf pour les servir. Je me consolais en me disant que si je subissais tout cela, n’était-ce pas pour éviter la faim chez nous. Je voulais raconter à mon père tout ce qui m’arrivait, mais je ne le voyais pas quand il venait prendre son mois. Après 8 mois, la cousine de mon père était venue me rendre visite. Horrifiée par l’état de mes joues éraflées et de ma maigreur, elle m’arracha des griffes de cette matrone qui la menaçait en plus de porter plainte contre elle. Elle me plaça sans l’accord de mes parents dans une autre maison. J’eus droit au même traitement à quelques différences près. J’ai changé plusieurs fois de maisons. Depuis 4 ans, je continue de travailler et les mauvais traitements continuent. C’est ça ma vie. Je me garde de raconter mes mésaventures à mes parents pour ne pas leur faire de la peine. Pourtant, j’ai souvent envie de retourner chez nous».
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