La question qui a le plus turlupiné opérateurs et observateurs, ces derniers jours, a été celle de savoir pourquoi la réforme du taux de change, annoncée par Bank Al-Maghrib pour ce début juillet, a été stoppée net ? Eléments de réponse.
Cette réforme prévoyait le passage du taux de change fixe, en vigueur jusqu’à présent au Maroc, où la valeur du dirham est déterminée par un panier de 2 devises (60% pour l’euro, 40% pour le dollar), à un début de flexibilité…
Le projet semblait bien ficelé.
Le programme annoncé consistait en un processus de flexibilité du dirham prudent et progressif, qui s’étalerait sur 15 ans, où les banques joueraient le 1er rôle au départ, mais dans le cadre de limites fixées par la banque centrale, Bank Al-Maghrib, et sous son strict contrôle.
Ainsi, ce début juillet, le nouveau taux de change n’allait ni s’éloigner du panier de devises de référence du Maroc (euro/dollar), ni évoluer en dehors d’une bande de fluctuation de 5%, avec un haut de la bande à +2,5% et un bas à -2,5%.
Sur le plan macro-économique, aussi bien le Wali de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, que le ministre des Finances, Mohamed Boussaïd, ou encore le FMI, les agences de notation, les experts qui scrutent et décortiquent l’économie marocaine… Tous soutiennent que les prérequis et conditions favorables sont réunis pour le passage d’un taux de change fixe à une libéralisation progressive du dirham. Et ce, tant au niveau du taux de déficit budgétaire et du taux d’inflation, qu’à celui du déficit des comptes extérieurs et celui des réserves de change. Ce à quoi ils ajoutent l’atout d’un secteur bancaire solide, d’un faible volume de capitaux spéculatifs et d’un niveau de la dette extérieure qui laisse encore de la marge pour une levée de fonds externe, si nécessaire (c’est en effet l’un des recours possibles pour une injection de devises au niveau local, en cas de gros risque de dépréciation du dirham).
Que s’est-il passé ?
Tout était donc prêt pour la réforme du régime de change et le Wali Jouahri s’était même mis en colère, en recevant la presse, le jour de la réunion du Conseil de la Banque, à l’évocation d’un possible report de l’entrée en vigueur de la réforme. Ce sera début juillet, il y va de la crédibilité de Bank Al-Maghrib, avait-il frappé du poing… Tandis que le ministre des Finances, Mohamed Boussaïd, lui emboitait le pas, expliquant que si le Maroc ne prenait pas lui-même cette décision, elle lui serait imposée (sous-entendu, par les institutions internationales créancières, tel que le FMI…).
Que s’est-il alors passé, pour que les autorités monétaires fassent machine arrière et annoncent un report (sine die) de la mise en place de la réforme ?
Ce ne sont certainement pas les critiques des universitaires et petits opérateurs qui ont eu cet effet. Bien qu’ils se soient relayés auprès des médias pour contredire totalement la thèse des prérequis solides sur lesquels le Maroc serait en mesure de s’appuyer. Pour eux, la fragilité de la plupart des prérequis est telle qu’il faut tout simplement renoncer à la flexibilité. Une cotation libre, ont-ils expliqué à qui voulait les entendre, a besoin d’une économie solide, d’un PIB industriel consistant, d’exportations importantes, d’une croissance moyenne de plus de 5% sur les dix dernières années et non d’une croissance dépendante des aléas du climat et de la pluviométrie, etc.
Spéculation à pertes ?
Ce ne sont pas non plus les premières réactions des banques, aussitôt fustigées par Wali Bank Al-Maghrib, qui ont changé le cours des choses.
Même si les banques, anticipant sur une éventuelle dépréciation du dirham à l’occasion de l’entrée en vigueur de la réforme du taux de change, ont massivement eu recours à la spéculation ; et que, suite à cela, la cotation du dirham a touché le haut de la bande de fluctuation (0,3%) et eu pour résultat un impact de 25 milliards de DH en devises, ce n’est pas là qu’il faut chercher les raisons du report… Du reste, nombreux sont ceux qui estiment que les banques n’ont fait que leur travail, en cherchant à se prémunir contre le préjudice d’une possible dépréciation du dirham (reste à savoir si l’achat massif et au prix fort des devises n’occasionnera pas de pertes pour ces mêmes banques, maintenant que le régime de change n’a pas bougé et que le dirham ne s’est pas déprécié…).
Ce n’est pas non plus parce que les instruments de couverture que proposent les banques à leurs clients ont été jugés trop chers (les banques expliquent quant à elles qu’elles sont près d’une marge zéro et que les paramètres qui renchérissent les produits de couverture qu’elles commercialisent ne dépendent pas d’elles)… Ce n’est pas, enfin, parce que la réglementation n’est pas encore au point (notamment au niveau de la fiscalité, que la Direction générale des impôts n’a pas encore adaptée aux instruments de couverture)…
Le report est dû, tout simplement, à des considérations sociales et politiques que les technocrates de Bank Al-Maghrib, du ministère des Finances, ou du FMI, n’ont pu prévoir.
Il faudra changer bien des choses…
Oui, il est vrai que, de par ses fondamentaux et quoiqu’en disent les détracteurs, le Maroc pouvait envisager de passer à un régime de change plus flexible. Et, certes, l’économie marocaine, qui a choisi l’ouverture à l’international, ne peut rester indéfiniment sous un régime de change fixe. Parce que le régime de change fixe impose à la banque centrale de répondre systématiquement aux besoins des banques en devises, quel que soit le prix de la devise ; et que cela coûte de plus en plus cher à l’Etat et fait peser un risque de plus en plus grand sur ses réserves de change…
Cependant, tous les arguments des autorités monétaires, technocrates et experts internationaux, aussi solides soient-ils, ne peuvent tenir face aux risques de rupture de la paix sociale.
Or, dans le contexte actuel, la paix sociale est déjà mise à rude épreuve avec les évènements d’Al Hoceïma qui ont fait tache d’huile dans plusieurs régions du pays.
Des mois durant, les revendications sociales ont été exprimées dans la rue. Et, si la situation est aujourd’hui sous contrôle, la recherche de solutions aux problèmes n’est pas encore terminée… Il est donc impossible de raviver la colère des classes moyennes et défavorisées, avec d’éventuelles conséquences du nouveau taux de change (dépréciation du dirham, renchérissement du coût de la vie, affaiblissement du pouvoir d’achat, fermeture des entreprises non préparées, chômage de ceux qui y travaillaient…).
Il faudra bien passer à un régime de change qui soit plus compatible avec l’économie ouverte du Maroc, mais pas maintenant… Plus tard, avec une meilleure préparation…
Car, en changeant de régime de cotation, il faudra changer bien des choses…
Il faudra que l’économie du Maroc repose davantage sur l’industrie, afin que le pays ne soit plus dépendant de la pluie… Que les exportations soient plus importantes et compétitives à l’international, afin que le produit marocain exporté rapporte des devises… Que le citoyen marocain consomme davantage les produits nationaux, afin que le coût en devises des importations baisse…
Et il faudra préparer les citoyens et les entreprises les plus fragiles, en expliquant tous les tenants et aboutissants de la réforme, mais aussi en déployant les filets nécessaires…
On le voit, la théorie des technocrates est une chose, le terrain socio-politique en est une autre.
Bahia Amrani