Sofia, 19 ans, lycéenne. Cette jeune fille a été la victime sur la voie publique d’une aliénée mentale. Sa vie en est brisée.
«Ce qui m’est arrivé est injuste. Je pleure sur mon sort en n’ayant pour soutien que mes pauvres parents. J’ai été agressée dans la rue par une folle. Elle a brisé ma vie, mon avenir et je ne m’en remets pas. Je n’ai pas pu éviter ce danger. Je savais, déjà enfant, que les personnes atteintes de folie errant sur la voie publique étaient des personnes malades. Leurs attitudes et leurs allures n’étaient pas communes. Des êtres imprévisibles, sans logique, quelques-uns inoffensifs et d’autres vraiment dangereux. Maintenant, mieux que quiconque, je sais de quoi ces derniers sont capables. Je me souviens que, devant chez nous, il y en avait un, inoffensif, enveloppé dans une couverture trouée de partout et noircie par la crasse. Il passait toute la journée à marcher de long en large, d’un bout de la rue à l’autre, infatigable. De temps en temps, ses rires ou ses gémissements étaient entrecoupés de longs débits de mots et de phrases incompréhensibles.
Il parlait à lui-même et semblait comprendre ce qu’il se racontait. Il n’était pas dangereux, mais ce qu’il faisait montrait bien qu’il n’avait plus toute sa tête. Personne n’avait jamais su qui il était, d’où il venait et pourquoi avoir élu domicile à cette place précisément. Les gens du quartier, par pitié et par charité, lui déposaient de quoi boire et se nourrir. Parfois, il semblait comprendre qu’on lui offrait de la nourriture et il en consommait. D’autres fois, il n’y touchait guère. Il n’y en avait jamais eu un autre, sauf quelques clochards ou vagabonds. Eux, ils n’étaient jamais que de passage.
Lorsque ma mère nous demandait d’aller faire quelques commissions en bas de chez nous, elle nous recommandait surtout de ne jamais nous en approcher et de le laisser tranquille. Nous lui demandions souvent les raisons de son état si critique. Elle nous expliquait que c’était une personne malade qui n’avait plus de maison, ni de parents pour lui venir en aide. Qu’une malédiction dont l’origine était impossible à connaître s’était abattue sur lui. On ne pouvait en savoir plus. Nous avions pu constater au fil des années que son état ne s’était jamais s’amélioré, bien au contraire. Il avait parfois des crises d’hystérie sordides et terrifiantes. Certains enfants méchants et vicieux s’amusaient à lui rendre la vie encore plus difficile qu’elle ne l’était. Ils ne se lassaient presque jamais de lui faire des farces bien pitoyables qui faisaient rire certains adultes aussi. Personne n’avait jamais pu faire quoi que ce soit pour lui venir en aide. D’ailleurs, son cas n’était pas un cas isolé. Chaque fois que nous avions l’occasion de quitter notre quartier pour la médina ou le centre ville, nous avions l’occasion d’en repérer d’autres. Nos parents nous mettaient en garde tout le temps. Il fallait les ignorer, ne jamais les dévisager avec insistance et surtout éviter leur proximité. Certains ou certaines avaient des allures étranges et des comportements très alarmants. Mais ce qui était le plus bizarre pour nous les enfants, c’est que ces êtres ont toujours été en liberté, ignorés de tous. Parce que s’il en était autrement, nous n’en aurions jamais connu l’existence.
En tous cas, depuis mon agression, il n’y a qu’une seule chose qui me tienne le plus à cœur, c’est de ne plus jamais en rencontrer. C’est ma phobie et à juste titre. L’année dernière, à quelques semaines de mes examens, au mois de mai, une période tendue mais cruciale pour moi, je me rendais chez nous vers midi. Je sortais de mes cours. Sur mon chemin, une folle courait dans tous les sens sur la chaussée. Je regardais sans m’arrêter, comme tout le monde, ce spectacle désolant. Ce n’était pas un événement sensationnel, mais du déjà vu, plus d’un millier de fois. Elle était presque dévêtue, les pieds nus, les cheveux ébouriffés, courant dans tous les sens. Elle était dans un état d’agitation extrême puisqu’elle criait et s’en prenait même aux voitures qui roulaient. Elle avait failli se faire écraser par des automobilistes. Et puis, je ne sais ni comment, ni pourquoi elle s’en est prise à moi. Elle avait foncé tout droit dans ma direction, alors que je marchais. Je ne pouvais pas imaginer une seule seconde que j’allais devenir sa victime. Elle m’a poussée violemment pour me faire basculer, s’est jetée sur moi et s’est mise à me brutaliser avec la lame de rasoir qu’elle avait entre les doigts. Je tentais de me débattre, ne la laissant pas me toucher au visage. Mais c’était une lutte vaine, impossible, malgré un grand nombre de passants bien courageux qui s’étaient jetés sur elle pour me délivrer et la neutraliser. Certains d’entre eux avaient été eux aussi blessés, mordus. Je me suis évanouie, l’horreur, la douleur, la honte avaient été trop insoutenables. Lorsque j’avais repris mes esprits, la foule était penchée sur ma tête. J’entendais maudire la folle et le monde entier et les bribes de récits épars d’expériences dramatiques arrivés à d’autres personnes avec d’autres débiles. Moi, je gisais là, pleurant sans répit dans l’attente d’un secours médical. Ma situation était celle d’une autre victime, une autre qui allait alimenter les discussions de beaucoup de chaumières.
Le pire est que personne n’avait pu la retenir, tout le monde s’était occupé à faire le constat de mes blessures. J’ai été défigurée par une folle et je n’ai pas pu passer mon bac. Cette année, je n’ai pas repris mes cours, je préfère rester chez nous à la maison, à l’abri des regards et des interrogatoires de personnes trop curieuses et trop nuisibles à ma fragile convalescence. Pour «apaiser» ma souffrance de cette atroce agression, j’ai dû porter plainte contre quelqu’un qui n’a pas de nom, ni d’adresse, soit une inconnue malade mentale qui reste introuvable puisqu’elle s’est évaporée dans la nature».
Mariem Bennani