Le phénomène des mendiantes utilisant des enfants dans la mendicité semble préoccuper les autorités sécuritaires. Depuis quelques semaines, ces mendiantes jouent au chat et à la souris avec la police casablancaise.
On les voit dans plusieurs endroits de la ville de Casablanca. Elles sévissent de plus en plus dans les rues, à côté des mosquées, à la sortie des boulangeries, aux carrefours ou encore aux «feux rouges». Elles sont des dizaines à sillonner les rues casablancaises pour tenter d’attendrir les passants et forcer leur pitié envers des enfants. «Le Reporter» a mené une enquête sur ce phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur. Il a constaté que certaines de ces femmes, à la fin de leur journée, quittent les lieux à bord de voitures.
Vendredi 12 janvier 2018, à 13 heures, Fatiha, 31 ans, venue de Berrechid il y a près de cinq ans pour mendier à Casablanca, était assise à même le sol, à un carrefour très fréquenté du centre-ville. Cette femme, dont le visage semblait être dans le malheur, tenait dans ses bras un bébé endormi et, à côté d’elle, il y avait une petite boîte dans laquelle les passants jetaient quelques pièces. La jeune femme n’a récolté ce jour-là que 30 DH. «D’habitude, le jour de la prière du vendredi, les gens sont plus charitables que cela», a lâché Fatiha. Apparemment épuisée, l’esprit ailleurs et bouleversée, elle a confié que les choses devenaient difficiles.
C’est que le phénomène des mendiantes utilisant des enfants dans leur activité semble en effet préoccuper les autoritaires sécuritaires.
En effet, depuis quelques semaines, ces mendiantes jouent au chat et à la souris avec la police casablancaise. Certaines d’entre elles ont même été dénoncées au procureur de Roi pour avoir exploité des enfants dans la mendicité.
Vendredi 29 décembre, au croisement de Marjane-Sidi Maârouf, face à Ibis, quatre femmes ont été appréhendées par la police, pour utilisation d’enfants dans la mendicité. Elles ont été présentées au procureur. L’opération intervenait quelques jours après l’arrestation de quatre autres femmes dans cette même zone, pour le même motif. Il y a quelques jours, le verdict est tombé: un mois de prison avec sursis pour chacune d’entre elles, a déclaré Azelarab Lahlou, président de l’Association nationale pour la protection de l’Enfance. «Après une opération de sensibilisation de ces femmes; et après l’étude sociale que nous avons menée au sujet de ces quatre femmes, il s’est avéré que celles-ci exploitaient des enfants dans la mendicité. C’est pourquoi nous avons avisé la police qui les a arrêtées et présentées devant le tribunal», a tenu à souligner cet associatif. Mais cela n’a pas dissuadé d’autres mendiantes de continuer d’utiliser des enfants dans leur activité. Dans la zone du croisement de Marjane-Sidi Maârouf, comme dans plusieurs autres zones de Casablanca, on voit encore des femmes mendiantes avec des enfants de moins de dix ans.
Mendiantes professionnelles
A-t-on une idée du nombre des enfants exploités dans la mendicité à Casablanca? Non. Pour l’heure, il n’y a pas de chiffres officiels sur le nombre d’enfants utilisés pour apitoyer les passants. Mais, selon des associatifs, depuis quelques années, le phénomène serait en hausse. «Pratiquement, tous les quartiers de Casablanca sont touchés par le fléau. Un nombre important de personnes pratiquent la mendicité. Souvent, ce sont des femmes qui sont accompagnées d’enfants de moins de dix ans et parfois même de bébés. Il faut être aveugle pour ne pas le constater», a lâché Azelarab Lahlou. L’utilisation des enfants, notamment ceux de la rue, est un sujet qui préoccupe notre interlocuteur. «On doit mettre un terme à ce phénomène en interdisant l’exploitation des enfants dans la mendicité dans nos rues. Cela doit absolument cesser. Car malheureusement, on se retrouve de plus en plus avec des gens mal intentionnés et bien organisés, dans le cadre d’un réseau», a déploré Lahlou.
Nous l’avons accompagné, vendredi 29 décembre, lors d’une de ses sorties sur le terrain, dans le quartier de California et dans la zone du croisement de Marjane-Sidi Maârouf. «Notre but de ces sorties, c’est de rencontrer ces femmes, de les sensibiliser et de les convaincre d’arrêter d’exploiter des enfants dans la mendicité. Nous essayons de les aider à trouver un travail. Malheureusement, cela n’est pas toujours possible», a expliqué le président de l’association. Preuve à l’appui, cet associatif s’est adressé à une mendiante, assise devant une villa, dans le quartier de California. «Utiliser un enfant dans la mendicité est interdit. Vous pouvez être interpellée par la police pour cela. Et vous serez même jugée», a-t-il lancé à Assia, une mère célibataire de 31 ans. Cette mendiante tenait dans ses bras une petite fille. «La vie est dure pour moi. Je suis une mère célibataire. J’ai deux filles, une de 13 ans et celle-ci a 2 ans. Quand je ne trouve pas de travail occasionnel, je viens ici pour mendier. Les gens me connaissent maintenant et je récolte entre 20 et 30 DH par jour», a répondu Assia. Le président de l’association lui a alors proposé de lui préparer les documents de son enfant et de lui trouver un travail. Mais la jeune femme ne semblait pas convaincue pour autant. Elle a demandé de lui laisser du temps. «C’est une mendiante professionnelle. Il est clair qu’elle est habituée à la mendicité. Elle me demande de lui accorder du temps et avance qu’elle devrait d’abord faire une opération chirurgicale. Notre équipe est habituée à ce genre d’excuses. Il se peut que l’enfant ne soit pas le sien», a lancé Lahlou, qui a décrit une mendicité bien organisée à Casablanca. Ce dernier ne manquait pas d’arguments. Il nous a montré les photos de certaines mendiantes -exploiteuses d’enfants en bas âge- et qui opèrent dans le cadre d’un réseau organisé. Avant même de terminer sa phrase, il est allé repérer une d’entre elles. Très connue de tous les policiers dans le secteur du croisement de Marjane-Sidi Maârouf, c’est une jeune mendiante portant le niqab. Elle utilisait une chaise roulante pour exhiber un enfant de près de trois ans. Remarquant notre présence, elle a pris la fuite et s’est éloignée à une vitesse-éclair, exposant ainsi l’enfant à un danger réel. Cette même femme, qui mendiait en s’adressant aux voitures arrêtées à un feu rouge, aurait été repérée plusieurs fois dans cette même zone, en utilisant d’autres enfants pour forcer la pitié des gens.
Enfants embrigadés…
Des enfants seraient-ils embrigadés dans un réseau tenu par une mafia? A Casablanca, la police se refuse à parler de réseau organisé. Mais, pour le président de l’Association nationale pour la protection de l’Enfance, laquelle a mené une étude à ce sujet et dont les résultats seront incessamment dévoilés, c’en est bien un. «Un réseau de Berrechid et de Settat exploite des enfants qui mendient dans différentes zones de Casablanca. On ne peut quand même pas inventer ces réseaux. C’en est bien un: un réseau bien organisé qui s’adonne à la mendicité, pas seulement à Casablanca, mais dans toutes les villes», a affirmé Lahlou. Celui-ci a révélé que les résultats de l’étude menée par son association seront bientôt dévoilés lors d’un point de presse. «Sur un millier de personnes interrogées, près de 92% s’adonnent à la mendicité à titre professionnel. Toutes les villes du royaume sont concernées par ce fléau. Les gens pensent qu’en donnant de l’argent à ces personnes, ils vont les aider. Mais, en réalité, ils ne font qu’augmenter la souffrance des enfants qui sont exploités dans la mendicité», a précisé Lahlou.
Drogue, médicaments, pour endormir les enfants
Au Reporter, on cherchait à savoir: d’où viennent ces mendiantes? Où dorment-elles? Comment s’organisent-elles? Beaucoup d’entre elles n’ont pas accepté de se livrer à nos questions. Cela semblait même susciter leur colère. Mais certaines ont parfois accepté de faire des révélations sur ce monde à part.
Jamila, 25 ans, originaire de Settat, accompagnée d’une fillette de cinq ans, un sac accroché au cou, mendiait «aux fenêtres» des voitures, à un carrefour casablancais, dans le quartier de Derb Sultan, au pied d’un poteau «feu rouge», par une après-midi très froide. Elle a accepté de répondre à nos questions, à condition toutefois que son identité ne soit pas dévoilée. Et que son visage soit dissimulé pour échapper aux représailles de certaines personnes qui supervisent, disait-elle, cette activité dans certaines zones de la ville. «Après plus de cinq ans dans la ville de Berrechid, pour faire mon apprentissage dans ce monde de la mendicité, je suis arrivée à Casablanca, il y a quatre ans. C’était ma mère adoptive qui m’a appris comment forcer la pitié des gens», a-t-elle témoigné au Reporter. Elle a décrit la mendicité familiale à Casablanca et regrette aujourd’hui toutes ces années passées dans la mendicité. «Des familles toutes entières s’adonnent à cette activité. C’est devenu un vrai métier pour ces familles qui sont, pour la plupart, alcooliques. Certaines d’entre elles vont même jusqu’à louer leurs enfants pour être utilisés à des fins de mendicité dans la rue. Je ne veux plus de cette vie, pour ma fille. Je vais sérieusement chercher un travail pour assurer un avenir respectueux de la dignité ma fille», a souligné Jamila, qui disait avoir loué une chambre au quartier de Derb El Kabir. Tout en soulignant son souhait de vouloir rompre définitivement avec ce monde de mendiants, Jamila a tenu à nous montrer une autre mendiante accompagnée d’un petit garçon de quatre ans environ. Elle allait quitter les lieux à bord d’une voiture! «Beaucoup de mendiantes louent des chambres dans le quartier de Derb El Kabir. Elles sont supervisées par des groupes familiaux organisés. A la fin de leur journée, il y a toujours quelqu’un qui vient les chercher par voiture», a affirmé Jamila. Et de faire une autre révélation. Les enfants portés dans les bras des femmes mendiantes, qui devaient être leur mère, sont toujours endormis. Ils ne pleuraient ni criaient jamais. Lors de notre enquête, nous l’avons en effet constaté. Aux mendiantes approchées, nous avons posé cette question: pourquoi les enfants sont-ils souvent endormis? Un regard de colère était toujours là, pour nous rappeler qu’il ne fallait pas être trop curieux! «Pour les garder toujours ensommeillés, on administre à ces enfants des médicaments, voire même des drogues», a affirmé Jamila. C’est dire le danger que cette activité illégale représente pour la santé des ces enfants. C’est pour cette raison que les associatifs appellent à ce que l’utilisation des enfants dans la mendicité soit lourdement condamnée. Car la loi marocaine n’est pas encore tout à fait dissuasive. La peine de prison peut aller d’un mois à six mois seulement…
Enquête réalisée par Naîma Cherii