Mahjoub, 62 ans, agent immobilier non patenté, est marié et père de 3 enfants. Cet homme ne supporte plus de voir son activité, elle aussi touchée par la pandémie. Voici ce qu’il raconte.
«Avec cette pandémie de la covid19, on aura tout vu même l’impensable. L’ambiance générale est entrain de se givrer au sens propre comme au sens figuré. On sent l’étau nous serrer de plus en plus à la gorge parce que rien n’annonce la défaite totale de ce virus. Elle me manque tellement la vie d’avant. J’en suis à verser de chaudes larmes sur l’anéantissement de mon «tberguiguactivisme», lui qui m’a permis de vivre décemment.
Je suis né, j’ai grandi, je me suis marié, j’ai eu des enfants dans cette même ville de province où j’habite actuellement. Alors, c’est vous dire qu’il est presque impossible de ne pas connaitre tout le monde. Evidemment, il n’y a pas l’ombre d’un doute que tout individu étranger à notre communauté se repère très vite. S’il n’est pas de passage, on arrive à savoir le comment du pourquoi qui l’a amené chez nous. Il lui suffit de passer la porte de n’importe quel bureau administratif. De cette manière, il aura inévitablement affaire à quelqu’un qui ne pourra pas s’empêcher de parler de lui. Et, l’effet vases communicants fera son travail comme d’habitude.
En ce qui me concerne, j’avoue que c’est mon métier dans le «tssmser» qui m’a obligé à m’intéresser aux infimes détails de la vie des gens. A mes débuts, mes cibles privilégiées étaient celles avec qui j’espérais conclure des affaires. Mon attention restait fixée sur eux jusqu’à ce que d’autres les remplacent. Quant à ceux qui s’essayaient à piétiner mes plates-bandes, je ne donnais pas cher de leur peau. Ceux-là, Dieu m’est témoin que mon ombre les a poursuivis jusque dans leur sommeil. Après, que voulez-vous on finit par tomber dans une addiction jouissive qui n’a plus de limites. Je les entrevois d’ici ceux qui font mine d’être scandalisés par mes dires, pourtant je suis loin d’être un cas isolé. Basta l’hypocrisie! Des comme moi, il en pullule et partout dans le monde.
Depuis toujours, avec ma bande, chacune de nos rencontres au café se déroulait de cette façon. Après la rétrospective sportive et politique du jour, on passait à la «tberguigua fe l’mica» ou bien la «hmza». Et d’ailleurs, on a toujours été les premiers à savoir soit de quoi allait se nourrir la parlotte collective des jours prochains, soit n’importe quelle affaire juteuse. Avec cette histoire de confinement, que personne n’avait pu imaginer, nous nous sommes vus dans l’obligation d’utiliser les réseaux sociaux pour sauvegarder notre routine. Je peux vous dire que nos téléphones ont surchauffé. Les alertes ininterrompues du mien avaient dressé les oreilles de ma moitié telles les antennes d’un radar spatial.
Alors, je l’avais mise au parfum pour éviter ses lancers de regards meurtriers qui inévitablement allaient se muer en crevantes querelles. C’est vrai que je ne cherchais même plus à comprendre pourquoi ma présence à la maison énervait tant mon épouse. Surtout qu’en temps normal, elle me reprochait souvent le contraire. Finalement, partager avec elle les cancans et l’actu de mon business avait beaucoup détendu l’atmosphère devenue un peu trop électrique. Au tout début, les infos cocasses, et celles qui ne l’étaient pas du tout, il en pleuvait. Ensuite, une sorte d’anesthésie s’est emparée de tous ceux qui avaient le don d’oxygéner le flux du légal ou de l’illégal. Ce qui a fatalement plombé l’énergie de notre groupe.
Etant en manque de ce besoin de toujours vouloir en savoir plus sur les gens, et de ce qu’ils tentent d’écouler, je me suis occupé de ceux qui vivent ou grouillent dans mon périmètre. L’inspecteur Colombo et Amazone n’auraient pas pu faire mieux. Même ceux qui, par je ne sais quel miracle, sont passés au travers de nos filets de pro du «tberguigue», ont fini par passer à la caisse. Avec ma femme nous avons fait une place à leurs dossiers dans nos archives. Franchement, je peux vous assurer que ce virus a vraiment foutu la pagaille dans la vie de nombreuses personnes. Il en a rendu beaucoup complètement cinglés.
Mais en ce moment, c’est le calme plat. Il est très inquiétant d’avoir l’impression que le monde baisse les bras, un peu comme s’il n’attendait plus que son heure. Et puis rien ne semble près de s’arranger surtout avec le nombre de décès qui augmente en flèche et toutes ces mesures restrictives. Est-ce pour cela que nous voyons de plus en plus de gens se promener dans la rue en pyjamas? Ou de constater à deux mètres de chez moi un nombre fou d’hommes, de femmes, des jeunes ou de vieux, faire la queue ou courir pour s’approvisionner en boissons alcoolisées. Parmi eux, il y en a que je connais très bien. Des personnes très discrètes qui n’auraient jamais osé prendre le risque d’y aller à découvert. C’est dire l’ampleur du calvaire.
Moi aussi, j’en ai ma claque de ce satané virus. J’enrage ces derniers temps de n’avoir que du menu fretin pour alimenter mon «tberguigue». En plus, ce sont mes poches qui crient famine. Faut voir aussi comment baille d’ennui ma femme quand je lui sers mon baratin pour la faire patienter. Sérieusement, je ne rêve plus que de retrouver mes potes et que l’on procède à des mises à jour truculentes qui rapportent. Mince alors, il arrive ce vaccin en quantités suffisantes pour en finir avec Covid !».
Mariem Bennani