L’émotionnel historique face à la suffisance moralisatrice menace la paix du monde plus que jamais.
Nous avons, ici, il y a quelques temps, évoqué les risques d’une guerre pour l’Ukraine. Depuis la tension est montée. On ne croit pas à la guerre mais on la redoute. Le grand danger est dans une incompréhension totale entre la planète Biden et l’espace Poutine. Washington, Bruxelles et l’Otan sont sur la thématique des valeurs démocratiques universelles. Il est normal que des pays veuillent rejoindre le camp des libertés. Un discours moral très hypocrite car, en fait, il permet aux USA de s’implanter toujours plus à l’est.
Pour Poutine, la chute de l’URSS est une catastrophe géopolitique pour la Russie. C’est un aveu qui a pu surprendre les Européens. Pour Vladimir Poutine, l’éclatement du bloc soviétique, il y a tout juste trente ans, a été «la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle». Depuis son arrivée au pouvoir en 1999, le maître du Kremlin se voit comme le nouveau Pierre le Grand, l’empereur de toutes les Russies, qui avait bâti sa capitale à Saint-Pétersbourg au début du XVIIIe siècle. Son ambition est bien de restaurer au moins une partie de la puissance et du lustre d’antan. C’est son obsession pour tenir son rang face aux deux seules superpuissances que sont désormais la Chine et les États-Unis. Il veut défendre l’espace historique de son pays et tente de reprendre le contrôle de régions qui pour lui en font partie intégrante. Dans ce choc des visions, l’Ukraine est un cas à part et pour Moscou un casus belli. Les régions où se développa la nationalité ukrainienne à partir des xiiie-xive siècle ont fait partie de l’État de Kiev (ixe-xiie siècles) dont l’ensemble des territoires formait la «Rous», la «terre russe».
Poutine est très clair sur sa vision de l’Histoire. «Les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses sont les héritiers de l’ancienne Rus’, qui était le plus grand Etat d’Europe. Les tribus slaves et d’autres, sur l’immense espace qui s’étendait de Ladoga, Novgorod, Pskov à Kiev et Tchernigov, ont été unies par une langue (que nous appelons maintenant «vieux russe»), par des liens économiques, par le pouvoir des Princes de la dynastie des Riourikides. Et, après le baptême de la Rus’, par la même foi orthodoxe. Le choix spirituel de Saint Vladimir, qui était à la fois Grand-Prince de Novgorod et de Kiev, détermine aujourd’hui en grande partie notre parenté….. Je voudrais souligner que je considère le mur qui a surgi ces dernières années entre la Russie et l’Ukraine –de fait, entre les parties d’un seul espace historique et spirituel– comme un grand malheur commun, comme une tragédie. Ce sont surtout les conséquences de nos propres erreurs, commises à différentes périodes. Mais c’est aussi le résultat du travail ciblé de ces forces qui ont toujours cherché à saper notre unité. Le principe qui est appliqué là est connu depuis des siècles: diviser pour régner. Rien de nouveau. D’où les tentatives de jouer la carte de la question nationale, de semer la discorde. Avec l’objectif fondamental de diviser, puis de monter l’une contre l’autre les parties d’un seul peuple».
Les racines de la crise actuelle sont plus récentes mais dans la continuité de cette analyse. Les deux pays sont en conflit depuis de nombreuses années. Il faut remonter à 2004, lorsque le candidat pro-russe Viktor Ianoukovitch est élu frauduleusement lors de l’élection présidentielle. Les Ukrainiens descendent dans la rue faire toute une série de manifestations, «la révolution orange». Grâce au soutien des occidentaux et malgré la ferme opposition de Vladimir Poutine, le scrutin est annulé et un nouveau vote est organisé. Viktor Iouchtchenko l’emporte finalement face à son rival Viktor Ianoukovytch et l’Ukraine se rapproche alors de l’Otan et de l’UE. Depuis le mois de novembre, l’Ukraine, l’Europe et les États-Unis accusent la Russie de masser des dizaines de milliers de soldats à la frontière ukrainienne dans le but de préparer une attaque en Ukraine. Si la Russie dément, les occidentaux sont passés à l’action.
Les États-Unis ont placé 8.500 militaires en état d’alerte prêts à être déployés, l’Otan a annoncé avoir envoyé des renforts militaires, dont des navires de guerre et des avions de combat en Europe de l’Est, tandis que Washington et Londres ont demandé aux familles de leurs diplomates de quitter Kiev. Le Danemark, la France, l’Espagne, les Pays-Bas… Nombreux sont les pays de l’Organisation à envoyer des forces militaires pour contrer une éventuelle invasion russe de l’Ukraine. L’Occident menace également d’imposer de sévères sanctions économiques à la Russie en cas d’invasion de l’Ukraine, mais Moscou continue de nier toute intention belliqueuse et juge «très élevé» le risque d’une offensive des troupes ukrainiennes contre les séparatistes prorusses. Alors que la diplomatie britannique accuse la Russie de vouloir «installer un dirigeant prorusse à Kiev» et de vouloir «envahir et occuper l’Ukraine», Kiev va continuer «de démanteler tout groupe prorusse» et anticipe une action des forces armées russes dans sa région menacée du Donbass. Chacun y va de son pronostic et l’escalade verbale entre les puissances se poursuit tandis que pour l’instant sur le terrain règne une forme de calme inquiétant. La Russie n’a sans doute pas intérêt à se lancer dans une nouvelle aventure militaire d’autant que, depuis l’annexion de la Crimée et la guerre au Donbass en 2014, l’armée ukrainienne a bénéficié du soutien américain. Cependant, Vladimir Poutine veut consolider, voire étendre sa sphère d’influence ; et rêve de rendre à la Russie le prestige de son passé et, à l’égard de l’Ukraine, Moscou réagit parfois de manière plus émotionnelle que rationnelle. L’émotionnel historique face à la suffisance occidentale, effectivement… Ukraine danger.
Patrice Zehr