Le feuilleton du projet de Loi 22-20 portant sur les réseaux sociaux est à la fois consternant et affligeant.
Ce projet, censé mettre de l’ordre dans les réseaux sociaux et, en principe, essentiellement destiné à combattre les Fake news, a donné lieu au pire des «ratages» de ce gouvernement El Othmani !
Il a aussi et surtout donné lieu à la plus grande démonstration de ce qui caractérise ce même gouvernement : son incohérence, les duplicités et guerres sourdes qui le minent (entre formations et au sein de la formation qui le dirige) et, au final, sa faiblesse.
De bout en bout, cette affaire suscite stupéfaction et interrogations…
D’abord, sachant que le projet de Loi 22 20 a été quasi-adopté en Conseil de gouvernement le 19 mars dernier, en même temps que ce Conseil déclarait l’état d’urgence sanitaire et adoptait le projet de décret-loi y afférent, la 1ère question qui vient à l’esprit, c’est comment le gouvernement a-t-il pu glisser un tel projet entre les deux points à l’ordre du jour les plus graves et inédits que le Maroc contemporain ait connus ? Comment dans une telle conjoncture d’exception, l’exécutif a-t-il pu, au vu de la forme, user d’autant de désinvolture, en ne respectant ni les procédures d’usage, ni le cursus habituel (concertations préalables avec les instances concernées ; inscription officielle du projet sur la plateforme du Secrétariat général du gouvernement qui est légalement habilité à superviser les projets de Loi) ? …Et au vu du fond, comment a-t-il pu livrer un texte dont le contenu comportait, à l’évidence, le risque de rupture d’une mobilisation et cohésion nationales à peine consolidées à la faveur de la lutte contre la pandémie ?
Le gouvernement aurait été bien naïf de croire qu’une fois son projet rendu public, nul ne lui rappellerait les dispositions de la dernière Constitution (2011) qui, dans son article 25 en particulier, énoncent que « Sont garanties les libertés de pensée, d’opinion et d’expression sous toutes leurs formes »(alinéa I) et celles de l’article 19 de la déclaration universelle des droits de l’homme, selon lequel : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».
Autre étonnement, autre question… Comment ce projet, présenté le 19 mars au Conseil de gouvernement par le ministre USFP de la Justice, Mohamed Benabdelkader -et donc examiné par tous les ministres de la Majorité gouvernementale -chef du gouvernement en tête- et quasi adopté par l’exécutif (sous réserve d’éventuels amendements qu’y auraient apporté une Commission technique et une Commission ministerielle constituées à cet effet)… Comment ce projet est-il resté sur la table du gouvernement, via ses Commissions et notes au chef du gouvernement et au SGG, à l’insu de l’opinion publique (sciemment caché ?), depuis cette date du 19 mars jusqu’au 27 avril… Jour où, nouveau mystère, il a surgi sur les réseaux sociaux ? Et ce, à travers quelques uns de ses extraits, savamment choisis et livrés à cette cible de choix…
Livrés par qui ? Dès lors qu’on le sait, on réalise que l’affaire a basculé du champ juridico-politique au champ politico-politicien !
Car, après les coups fourrés collectifs du gouvernement, visant à faire passer son projet de Loi 22 20 en catimini, en pleine mobilisation contre la pandémie… apparaissent au grand jour les coups fourrés initiés de l’intérieur du gouvernement et même de l’intérieur du parti qui dirige le gouvernement (le PJD) à des fins électorales ou de leadership personnel…
En effet, selon les réseaux sociaux, qui ne savent rien garder secret, ce sont deux ténors du PJD qui sont à l’origine des « fuites » des fameux extraits du projet de Loi 22 20. En l’occurrence, Mustapha Ramid, ministre d’Etat et ministre des droits de l’homme chargé des relations avec le Parlement et Mohamed Amekzaz, figure de proue de la Jeunesse du PJD et ministre de l’emploi.
Le fait que les extraits choisis pour alerter l’opinion publique aient porté sur le boycott et sa sévère pénalisation, n’est pas innocent. Cela cible clairement le RNI, adversaire et concurrent No1 du PJD, qui a pour objectif de détrôner ce dernier aux législatives de l’année prochaine (2021). La dernière et célèbre campagne de boycott au Maroc avait frappé 3 grandes enseignes, dont l’une (Afriquia) appartenant au dirigeant du RNI. Les extraits qui ont « fuité » n’allaient donc pas manquer d’apparaître aux yeux des citoyens comme une revanche du RNI et participer au discrédit de ce parti.
Le RNI est bien membre de la Majorité conduite par le PJD, mais à la guerre comme à la guerre… 2021, c’est demain et la compétition est féroce. D’ailleurs, d’une pierre deux coups, un autre parti prend sa (grosse) part de discrédit dans cette affaire. L’USFP, dont le ministre de la Justice -qui en est issu- s’est retrouvé seul à assumer la paternité du projet de Loi 22 20, après que tous ses collègues du gouvernement s’en sont lavés les mains, face à la montée de colère de l’opinion publique dans toutes ses composantes (réseaux sociaux, partis de l’opposition, institutions concernées par la liberté d’expression et les droits de l’homme, société civile…).
Autre « tir d’ami », celui de Mustapha Ramid qui défend son parti, certes, mais dont les objectifs sont aussi d’ordre personnel. Soucieux de son leadership personnel, cet apparatchik du PJD a toujours tenu à se démarquer, jouant sa propre partition populiste et, ce faisant, s’imposant à sa hiérarchie partisane comme figure dominante et incontournable.
Sa note de 11 pages, contestant point par point le projet de Loi 22 20, est des plus éloquentes à cet égard (bien que certains de ses passages soient discutables, notamment ceux où il rejette la différence -pourtant évidente- entre les sites de la presse électronique professionnelle et les autres sites)… De même que ses sorties intempestives sur sa page Facebook.
Au cas où le PJD et son chef, qui est en même temps chef du gouvernement, seraient accusés d’adopter un texte liberticide, lui, Mustapha Ramid, prend ses distances. Et tant pis -voire tant mieux- pour le coup de canif porté à son supposé frère d’armes, Saad Eddine El Othmani, chef du parti et chef du gouvernement…
En définitive, qu’y a-t-il eu dans cette affaire ? Ni solidarité collective des membres du gouvernement, ni solidarité des composantes de la Majorité telle que prévue par la charte signée par ces composantes début 2018… Tout ce beau monde s’est défaussé… Résultat des courses : l’opposition a largement occupé le terrain, la colère des citoyens a explosé sur les réseaux sociaux et dans la presse, le gouvernement a été contraint de suspendre le projet de Loi (annonce faite le 3 mai par le ministre de la Justice), la mobilisation autour de la lutte contre la pandémie du Covid-19 et la remontée de confiance du citoyen envers l’Etat, ont été -durant toute la polémique- mises à mal… Et les réseaux sociaux s’en sortent plus que jamais renforcés !
Question au gouvernement et à ses membres : qui est sorti gagnant de tout cela ?
Et question à nous-mêmes : c’est à cette classe politique que nous devons renouveler notre confiance dans quelques mois?!
Bahia Amrani