Pendant le Ramadan, la mendicité, un phénomène qui ne peut échapper à aucune personne mettant les pieds dehors, se multiplie outrageusement, au point d’être la première attraction des rues. Et, ce qui retient encore plus l’attention, ce sont les enfants -parfois en très bas âge- qui s’organisent pour récolter des sous…
Autant durant les 11 autres mois de l’année la mendicité est chose courante et fait partie de l’animation de la rue, autant pendant le mois de Ramadan le phénomène prend une ampleur fulgurante, surtout ces dernières années.
Aux mendiants que l’on connaît de vue, pour avoir squatté et occupé des endroits précis durant l’année, s’ajoutent d’autres visages, souvent des familles, un père et sa fille, une femme et une horde d’enfants, des vieilles femmes aussi… Phénomène étrange, les enfants-mendiants s’autogèrent et forment des groupes organisés et, encore plus étrange, tous ces «nouveaux» mendiants se dissipent et disparaissent dans la nature avec la fin de ce mois sacré.
Nous sommes à Rabat, les journées d’étouffante chaleur sont difficiles, les gens cherchent des endroits pour s’abriter du soleil, en vain. En temps normal, ils se cachent dans des cafés et essayent de passer le moins de temps possible sous le soleil. Sauf que, pendant ce mois sacré, ce n’est pas possible, puisque ces cafés n’ouvrent qu’après 18 heures….
Les mendiants, il y en a ici et là. Ils sont assis à même le sol, les jambes croisées, attendant un geste des passants, parfois le réclamant, mais sans bouger. Jusqu’ici, rien d’étonnant…
Nous décidons de revenir une fois la nuit tombée.
Il est minuit passé. Les rues sont très animées. Les amis se retrouvent et rigolent bruyamment sur le chemin des cafés où les vieux sont déjà postés en groupe dégustant un «ness ness» ou un thé «chamali». Soudain, on aperçoit une jeune femme crier et essayer de s’éloigner d’un petit enfant qui s’agrippe à elle. Nous nous approchons, elle lui dit de la laisser tranquille. L’enfant ne semble pas entendre ce qu’elle dit. Il se plante devant elle, lui coupant le chemin, la prend par ses vêtements et l’empêche de traverser la rue. «Je resterai collé à toi si tu ne me donnes pas…», répète-t-il. Elle ne peut rien faire contre l’enfant, parce que justement, c’est un enfant. Quelqu’un finit par le houspiller et lui ordonne de laisser la jeune femme s’en aller. L’enfant se met à cracher dans leur direction. «Si je le touche ou le pousse, ce sera moi la fautive, j’aurais agressé un enfant», dit-elle une fois sur l’autre trottoir, enfin débarrassée du petit garnement, mais pas pour autant tranquille. Elle ajoute: «Les rues sont remplies de ces gamins qui te touchent, te tirent par tes vêtements et te harcèlent jusqu’à ce que tu cèdes et leur donne de l’argent. Mais les pires, ce sont les filles».
Il est à présent 1 heure du matin, près de la gare. Toujours autant de monde et presque aucun enfant. Les valises à roulettes s’entrecroisent et résonnent sur le marbre gris. Des voyageurs attendent leur tour pour prendre l’un des taxis qui font la file. Ils finissent par s’asseoir sur les marches.
Quatre petites mendiantes arrivent. Deux d’entre-elles portent un foulard sur la tête et l’une porte une jellaba. En cercle, les bras chargés de paquets de mouchoirs, elles discutent. En fait, c’est plutôt l’une des quatre fillettes qui parle, la plus brune. Les autres se taisent et écoutent ce qui a l’air d’être un discours intéressant au point où les autres tendent l’oreille religieusement.
La fillette vêtue d’un bermuda en jean et d’une chemisette pointe son doigt vers chacune des filles devant elle et leur donne ses directives. Elle porte plusieurs paquets de mouchoirs en papier, de différentes marques, dans l’autre bras. Une autre fillette, une blondinette aux cheveux longs, les rejoint. Elles sont à présent cinq. La cheftaine tente de lui imposer, à elle aussi, les mêmes directives et se débarrasse des paquets dont elle ne veut pas, sauf que celle-ci lui fait un numéro digne des séries populaires égyptiennes, un «non» théâtral: «Non, non, ma sœur, moi, je suis là uniquement pour vous voir». Estomaquée, la cheftaine n’en croit pas ses oreilles. D’un geste nerveux, elle reprend ses paquets de mouchoirs et les distribue aux autres.
Elles commencent par aller en groupe vers leurs cibles en les encerclant. Elles choisissent volontiers des jeunes filles ou des femmes, pour passer ensuite vers des hommes. La cheftaine, suivie de ses acolytes, s’avance vers deux amies assises qui sont en pleine conversation. Elle se tourne vers la première ayant la tête d’une étrangère, lui tend un paquet de Kleenex en le lui agitant devant la figure: «2 DH, 2 DH, 2 DH. Prends, prends». Puis, elle va chez l’autre jeune femme et lui dit: «Toi, tu parles arabe. Prends…». Elle se fait arrêter brusquement par cette dernière en colère qui lui dit: «Il n’y a ni arabe, ni berbère qui tienne. J’en ai marre de toi et de tes sœurs, laissez-moi tranquille!» La fillette réplique se montrant alors beaucoup plus acerbe qu’une fillette de son âge ne devrait l’être. «On dirait vraiment une vieille quand elle parle, cette gamine. Elle ne va pas faire ça aux hommes qui ont les poches pleines de fric. Eux la bousculeront sans hésiter. Elle se dirige toujours vers les étudiantes et les étrangers, parce qu’ils sont accessibles et vulnérables», râle la jeune femme. Les fillettes se dispersent et se fondent dans la masse. Elles connaissent leur objectif, plus besoin d’être chaperonnées par leur cheffe qui est aussi la plus petite de taille. Nous suivons discrètement la cinquième petite fille, la blonde.
Un short, une blouse verte et un foulard orangé sur les épaules avec lequel elle joue, elle ne ressemble pas aux autres fillettes du groupe. Elle, c’est plutôt l’artiste, non-conventionnelle et désinvolte, elle a même une certaine classe pour son âge. Elle marche comme une jeune femme, sûre d’elle et s’assied en face des clients du café Balima connu pour son «ness ness» et le vieux vendeur de cacahuètes. Une cliente vient de s’assoir, elle va lui parler. La fillette joue avec ses cheveux, sort un flyer de sa poche et le lui montre. Une conversation s’engage. Elle finit par lui demander «quelque chose». La cliente lui dit qu’elle n’a pas de monnaie. Alors, elle lui demande sa bouteille d’eau. Elle la lui donne. La fillette s’éloigne, boit une gorgée, puis deux et vide le contenu de la bouteille sur le chemin.
Sur la terrasse du café, une autre petite fille, toute mignonne et encore plus jeune… Elle doit avoir 4 ans. Elle ne parle pas, elle pose un paquet de mouchoirs sur la table des clients et attend qu’on le prenne pour prendre de l’argent en retour. Aucun client n’a pris de paquet de mouchoirs, mais l’un d’eux lui glisse des pièces dans la poche.
Un vrai marketing ramadanesque est élaboré par les pseudo-parents des petites mendiantes. Un client assis avec sa femme vient de lui donner de quoi acheter 10 paquets de mouchoirs. Il explique son geste: «On leur fout un petit foulard rose sur la tête, des lunettes roses et une jellaba de la même couleur pour les rendre toutes mignonnes et proprettes. Regardez-moi cette petite, elle est irrésistible. Qui peut oser lui dire non?». Son épouse renchérit: «En plus, avec Ramadan, tout le monde devient soudainement généreux! Je ne veux pas parler de toi (son mari), mais en général, la plupart des gens pensent laver leurs péchés et leur conscience en donnant des pièces aux mendiants», dit-elle en rigolant.
Deux heures du matin, on retrouve les petites mendiantes devant les restaurants, les fast-foods et les épiceries. Elles ont toujours autant de paquets de mouchoirs dans les mains. Elles ont fait le tour des cafés pendant toute la nuit. Elles se mettent en retrait pour parler argent. La petite «boss» demande à voir combien de pièces elles ont récolté. Elles sourient. Peut-être est-ce le signe que la récolte a été bonne ce soir? Maintenant, il faut trouver quoi manger…
Yasmine Saïh