Poutine ne dit certes pas la vérité sur ses engagements en Ukraine et Crimée. Il est, comme l’a dit la chancelière Angela Merkel, dans un autre monde. Un monde réel cependant qu’il faut tenter de comprendre.
On ne peut pas comprendre la stratégie russe de soutien aux minorités ethniques dans certains pays sans revenir sur le Kosovo. Cela s’inscrit cependant dans une logique géopolitique.
L’ambition de Moscou, clairement affichée par le tandem Poutine-Medvedev, est simple: il s’agit, grosso modo, de dissuader les anciennes républiques soviétiques de se rapprocher d’autres entités telles que l’Union européenne (UE). A terme, le but est de recréer une puissance russe multipolaire. Alors, la Russie avait amorcé un rapprochement avec les Etats-Unis, après les attaques terroristes du 11 septembre 2001, la multiplication des différends entre Moscou et Washington, notamment depuis l’intervention militaire américaine en Irak, ayant entraîné un net raidissement de la part des autorités russes et une réorientation de sa politique étrangère vers l’Asie, en particulier en direction de la Chine avec laquelle elle entretient aujourd’hui une coopération étroite, notamment en matière énergétique et militaire.
La stratégie en Crimée, on peut le noter, reprend un peu le scénario géorgien.
En août 2008, le Caucase a été le théâtre d’une guerre opposant la Géorgie à la Russie, à l’issue de laquelle cette dernière a décidé de reconnaître la souveraineté de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, régions sécessionnistes géorgiennes indépendantes de facto depuis le début des années 1990. Déclenchée par le président géorgien, M. Saakachvili, cette guerre a découlé de la superposition dans le Caucase d’aspirations géopolitiques contraires.
Mais cette stratégie ethnique russe au profit du retour de l’empire est la conséquence de l’analyse par Moscou de la guerre du Kosovo. Pour séparer une population non serbe des frontières de la Serbie historique et reconnue internationalement, au-delà des guerres ethniques et religieuses, puis de l’effondrement de la Yougoslavie, au-delà de la Serbie (Croatie-Bosnie), l’OTAN-USA et Europe ont évoqué le droit des Kosovars à avoir un Etat indépendant. Cette rupture avec la doctrine du respect de l’intégrité territoriale des Etats, si importante en Afrique notamment, a été considérée par l’URSS comme une mise en cause du droit international, puis comme une opportunité.
Au XIXe siècle, la Serbie, nouvellement indépendante, fera de la récupération du Kosovo l’une de ses revendications principales. La première tentative, lors de la guerre russo-turque de 1877-1878, se solde par un échec et déclenche de nouvelles persécutions contre les Serbes du Kosovo. Entre 1877 et 1912, le peu de Serbes qui existent au Kosovo (60.000) quitte ce territoire pour rejoindre la Serbie libre. Après ce nouveau mouvement de population, les Albanais sont indiscutablement majoritaires dans la région.
Après la guerre, le Kosovo est de nouveau rattaché à la Yougoslavie en tant que province autonome de Serbie. L’autonomie de la province est accrue par les Constitutions de 1960 et 1974, mais celles-ci ne lui confèrent pas pour autant le statut de République. En effet, la Constitution de 1974 prévoit l’existence de six républiques et deux régions ou provinces autonomes, le Kosovo et la Voïvodine qui ont une autonomie moins importante. A plusieurs reprises (en 1970 et en 1981), les Albanais ont réclamé le statut de république à part entière. Entre le recensement de 1948 et celui de 1971, la répartition entre Serbes et Albanais reste stable: environ 69% d’Albanais pour 26% de Serbes. Les Albanais deviennent encore plus majoritaires par la suite, à partir des années 1970, lors du renforcement de l’autonomie de la province et du statut des Albanais dans tous les secteurs de l’administration, en raison principalement du départ d’une partie des Serbes et de Monténégrins.
En mars 1989, Slobodan Milosevic réduit drastiquement le statut d’autonomie du Kosovo par l’apport de modifications à la Constitution serbe, aboutissant à une reprise du contrôle direct de la province par la Serbie. Les Albanais se révoltent alors contre la suppression de l’autonomie du Kosovo, d’abord pacifiquement sous l’impulsion d’Ibrahim Rugova, puis violemment en raison de l’inefficacité de cette politique de résistance passive. Lors de l’intervention de l’OTAN en 1999, on estime que le Kosovo compte 1.600.000 Albanais, contre 220.000 Serbes. Des rumeurs concernant un plan d’épuration ethnique à grande échelle mené au Kosovo (plan Fer-à-cheval) circulèrent dans les médias occidentaux. Elles se révélèrent par la suite infondées. Le général Wesley Clark dirigea les opérations, depuis le Supreme Headquarters Allied Powers in Europe, qui ont commencé le 24 mars 1999. Celles-ci auraient dû se limiter à des bombardements symboliques durant 3 ou 4 jours pour ramener Belgrade à la table des négociations, comme cela s’était passé pour en terminer avec la guerre de Bosnie. Mais ces bombardements ont finalement duré 78 jours et provoqué la fin de Milosevic.
Une guerre pour imposer les droits et la volonté incontestable d’une minorité au détriment d’un Etat national dans des frontières reconnues, malgré la diversité des statuts de ses composantes: un précédent était créé par les Occidentaux!
Pour Moscou, c’est l’Otan qui a ouvert au Kosovo la boîte de Pandore… Ce qui justifie la Géorgie, puis la Crimée.
Patrice Zehr