Ali, 34 ans, bijoutier, est marié et père de deux enfants. Cet homme, qui considère que Casablanca est partie intégrante de sa vie, en évoque, dans un dialogue avec un ami et un style imagé, les aspects qui le désespèrent.
«Je me sens presque obligé de raconter cette anecdote. Elle est peu commune et, franchement, j’estime qu’elle mérite que je la partage. Il s’agit d’un délire qui nous a débridés quelque peu, mon ami et moi. Nous ne l’avions pas prémédité, puisqu’au départ, nous sirotions un café dominical sur la terrasse d’un café, discutant de banalités. De fil en aiguille, nous en sommes arrivés à commenter quelques interventions virulentes d’internautes, dans un groupe dans lequel nous sommes, tous les deux, membres sur les réseaux sociaux. Le sujet du jour en question portait sur l’état critique du centre-ville de Casablanca, notre capitale économique. Un vent d’humour se manifestant nous a portés vers l’insolite. Nous nous sommes divertis, tantôt mon ami, tantôt moi, à nous muer en Casablanca qui devise sur ce qui la mine.
L’échange, pour le moins imagé mais inspiré toutefois d’une poignante vérité, que nous avons eu, s’est déployé de la sorte…
Moi:
– «Je suis le centre-ville de Casablanca. Puisque la parole m’est donnée, je voudrais en premier lieu que tu imagines un instant que Casablanca, ville de ton pays, c’est ta maison. Il n’y a que de cette manière, il me semble, que tu puisses comprendre ce qui me mine, pour accorder plus d’importance à mes doléances. Je ne doute pas du fait que tu aies misé gros sur la décoration de ton domicile. Mais, je présume que c’est ton salon qui a nécessité un important investissement. Et, si je te demandais pourquoi t’être donné tant de mal pour ce lieu, tu me répondrais sans hésiter que c’est pour ton confort personnel, avant tout. Pourtant, nous savons, toi et moi, qu’il ne servira jamais qu’à accueillir tes visiteurs et tes invités. N’est-ce pas? Evidemment que l’idée d’hôtes pénétrant un chez toi, pleurant la misère, ne se conçoit pas. Mon Dieu, comme je te vois férocement mal si une telle médisance courait à ton sujet! Ton image et celle de chez toi comptent tellement pour toi. Non, sans blagues, je sais pertinemment aussi que tu n’accepterais pas, pour tout l’or du monde, que ta chère épouse te rappelle cette éventuelle situation de honte, jusqu’à la fin des temps, hein?»
Mon ami:
– «Alors, considère-moi comme étant ton salon, l’espace central de ta maison. J’en conviens, l’ami, tu as nécessairement eu raison de l’embellir, cet espace. Parce qu’il n’y avait pas deux façons d’en boucher un coin à ton beau-frère l’arriviste, ou à l’hypocrite meilleure amie de ta femme, ou à ton collègue, le snob dont la vantardise est illimitée. Disons que tu n’as oublié personne, pas même le gardien de ton immeuble ou la femme de ménage, dont les langues sont bien pendues. Pour tous ces yeux qui jamais ne t’épargneront le moindre détail qui donnerait un coup de canif à ta dignité, ton salon, tu l’as doté d’une touche bien marocaine, du nec plus ultra, mais non dépourvue de modernité, avec de riches accessoires français, japonais, chinois et même suédois…
Moi :
– «Justement. Alors, dis-toi que moi, centre-ville de Casablanca, ouvert à tous, j’ai besoin d’autant d’égards que toi, salon réservé aux meilleurs. Et laisse-moi te dire que ma structure en ciment, pierre et verre, ne m’empêchent pas de pleurer mon accablement. Je désespère de mon état et ma dignité n’est plus. La beauté de ma décoration d’autrefois, dont les échos avaient dépassé les frontières du pays, qui est le tiens au cas où tu l’aurais oublié, laisse franchement à désirer. Je me meurs qu’on se moque de moi sous cape, tramway ou pas tramway. J’en suis presque à ne plus me reconnaître, tellement je croule sous la vétusté et la crasse totale. Les beaux cafés, restaurants et magasins qui me doraient le blason ne sont plus que d’éplorées devantures, au-devant desquelles festoient des essaims de mouches comblées du crado ambiant. Je pue l’abandon. Mais laisse-moi te dire, que tu le veuilles ou non: je resterai ton miroir et celui de ta descendance. Si ta face reste anonyme, la mienne, en revanche, qui te représente, toi et les autres obligatoirement, s’offre au monde. Rends-toi compte qu’elle est vraiment ignoble, mon image, alors que toi, tu t’en fiches!»
Mon ami :
«- Pourquoi m’accabler à ce point? Moi, je dépends de toi et moi aussi, j’en ai gros sur le cœur… Depuis quand n’ai-je pas été gratifié d’une couche de peinture? Je n’ose compter les années. Et mes arbres, pourquoi les avoir arrachés, me privant de touches de verdure, des protections que tu ne saurais jamais comprendre, de toute façon? Pourquoi t’acharnes-tu à laisser la pollution et son gris noirâtre insulter ma beauté? Pourquoi, pour me porter le coup fatal, m’as-tu gratifié de ces bennes à ordures puantes, débordantes de fiente, sans personne pour s’en occuper vraiment et les laisser toujours «nickel»? D’ailleurs, puisqu’on y est, laisserais-tu, toi, n’importe qui s’installer chez toi, dans ton beau salon et y faire le cirque? Je ne l’imagine pas une seconde. Alors, pourquoi ne t’intéresses-tu pas à ces envahisseurs qui viennent squatter mes trottoirs? Ils souillent et détériorent ma chaussée, mes murs et mes ultimes parures. Je les ai en horreur, parce qu’eux aussi ont fait fuir ceux qui appréciaient ma valeur et mes admirateurs. Je ne vois plus passer, désormais, que ceux qui ne peuvent me contourner ou ceux qui se fichent de mon état comme de l’an quarante».
Moi:
«- Mon intention n’est pas de te donner des leçons de morale; je te supplie simplement, toi le riche et beau qui trouve encore des raisons de se plaindre, de t’intéresser à mon humble sort et de juger par toi-même. Compare mon état au tien et tu comprendras ce qui me désole. Pour moi aussi, l’œil inquisiteur de mes hôtes ou touristes revêt la plus haute importance. Au fond, si tu réfléchis bien, je suis ton serviteur: j’ai été conçu dans ton intérêt. Je te demande juste de te rapprocher de ceux qui m’aiment et qui défendent ma cause. Ils ne supportent pas, tout comme moi, ma déchéance. Je comprends que ta liste de priorités ne cesse de s’accroître, mais n’oublie pas de m’y inclure, ça urge! Parce que Casablanca, pour moi Casablancais qui y vis, c’est plus qu’une ville, c’est ma vie».
Mariem Bennani