En trois jours de répression, il y a eu au Soudan plus de 100 morts. La junte militaire semble avoir choisi la manière forte pour en finir avec une contestation démocratique.
Parmi les victimes tombées sous le feu des armes automatiques ou les coups de fouet, une quarantaine de personnes auraient été jetées dans le Nil.
Née en décembre d’une colère contre le triplement du prix du pain, intervenu dans un contexte de crise économique et de mesures d’austérité, la contestation avait pris la forme, depuis le 6 avril, d’un sit-in devant le quartier général de l’armée, à Khartoum. L’objectif des manifestants? Réclamer un changement de régime politique. Après la destitution du président Omar el-Béchir par l’armée, le 11 avril, les milliers de protestataires avaient refusé de lever le camp, réclamant un transfert du pouvoir aux civils.
Selon les responsables de l’opposition, les auteurs des massacres sont connus: la trop célèbre Force de soutien rapide (RSF), formée sous le règne de l’ancien président, mélange hétérogène d’agents des douanes, de policiers et surtout de miliciens issus des Janjanwids qui semèrent la terreur au Darfour à partir des années 2000. Plusieurs témoins ont également identifié la présence de membres du SISS, le redouté service de renseignements.
Ce n’est pas la première fois, depuis l’indépendance, que des forces paramilitaires se singularisent par leur brutalité. Mais jusqu’à présent, ce sont plutôt les marges du pays qui la subissaient. «Le Conseil militaire de transition est constitué en partie de militaires, selon le chercheur Jean-Baptiste Gallopin, mais aussi des forces de soutien rapide, qui sont une milice paramilitaire tribale faisant l’objet d’un grand mépris de la part d’une grande partie des officiers de l’armée. Ces forces de soutien rapide ont été les principales forces déployées dans la répression du sit-in. Et aujourd’hui, on fait face à un réel risque que le régime se divise de manière violente». A Khartoum, un tel déchaînement contre des civils est inédit et d’autant plus choquant que la ville passait pour une des plus paisibles et moins dangereuses en Afrique, selon Marc Goutalier, consultant à l’Observatoire des pays arabes (OPA). Ces hommes se comportent en miliciens et ont recours aux méthodes utilisées par les forces paramilitaires soudanaises depuis des décennies, dans les différentes guerres menées par le pouvoir central soudanais. L’extrême violence aveugle, les tueries, les pillages, les viols: voilà ce qu’ont fait, depuis les années 1980, les Forces de défense populaire (FDP) ou les miliciens Murahilin dans ce qui était alors le lointain Soudan du Sud; et aussi ce qu’ont fait, à partir des années 2000, les janjawids au Darfour. Les RSF, qui en sont les descendants directs, l’infligent à la capitale soudanaise depuis lundi 3 juin. Des bandes paramilitaires, intégrées en théorie dans les forces armées, mais disposant d’une autonomie, de leurs propres armes et de leurs financements, traitent leur capitale comme une zone insurgée à mater.
Pour le moment, la situation au Soudan n’a pas ému l’opinion internationale. Mais le risque de déstabilisation du pays inquiète un certain nombre de capitales.
L’Egypte a été très active dans le processus ayant abouti à la chute d’Omar el-Béchir. Mais elle veut un Soudan stable, tenu, contrôlé par des gens «sûrs». C’est également le cas de l’Arabie saoudite qui ne voyait pas d’un bon œil l’extension d’un mouvement de contestation, dont on ne peut par définition savoir jusqu’où il peut aller. Il y a un fort contingent soudanais dans l’alliance militaire que dirigent les Saoudites au Yémen. Les Emirats arabes unis sont sur la même ligne: pas question d’ouvrir les vannes à une vague démocratique incontrôlable.
Le Soudan, cependant, est suspendu par l’OUA. Le Conseil de paix et sécurité de l’Union africaine a suspendu le Soudan, jeudi 6 juin, jusqu’à la remise effective des clefs de la transition à une autorité dirigée par des civils. Cette décision est la stricte application des textes de l’organisation panafricaine en cas de coup d’Etat. «Nous décidons en tant que Conseil de suspendre, à compter de ce jour, la participation de la République du Soudan à toutes les activités de l’Union africaine, jusqu’à la mise en place effective d’une autorité civile de transition, qui est la seule voie pour sortir de la crise actuelle».
Pour le chercheur Jean-Baptiste Gallopin, il s’agit d’une position de principe pour l’UA qui rejette tout pouvoir militaire. «Par ailleurs, précise-t-il, il faut tenir compte du fait que le régime lui-même est divisé… Aujourd’hui, on n’est plus dans une position où le Conseil militaire de transition peut se prévaloir d’une légitimité. Il porte la responsabilité collective des événements qui ont eu lieu ces derniers jours et cette escalade, d’un point de vue politique, est très risquée puisque, aujourd’hui, l’opposition refuse, bien entendu, de négocier avec le Conseil militaire de transition. Ce qui veut dire que la seule manière que le Conseil va avoir de se maintenir, c’est d’utiliser la répression».
Les prochaines semaines pourraient mener à une spirale de la violence et au chaos, chaque partie campant sur ses positions. Selon une note du cabinet d’analyse américain Soufan Group, publiée mardi 4 juin, il existe une similitude entre la situation soudanaise et «les manifestations du Printemps arabe qui se sont transformées en insurrections» globales, l’exemple le plus dramatique étant la Syrie. «Il y a un vrai risque que la situation dégénère en une guerre civile», ajoute le Soufan Group.
Patrice Zehr