Safae, 29 ans, informaticienne, est célibataire. Témoignage assez rare pour être retenu: tous les chauffeurs de petits taxis ne sont pas de mauvaises personnes, affirme cette jeune fille. Voici pourquoi…
«A cause de ce satané virus et depuis plus de six mois, je ne l’avais plus revu mon adorable chauffeur de taxi. Une vraie perle rare qui m’avait ordonné de ne jamais hésiter à l’appeler et ce, pour n’importe laquelle des «korsa» fût-elle de nuit ou de jour. De son propre gré, comme un protecteur, il s’était dévoué à m’accompagner. Cet homme, tout de même d’un âge avancé venait me chercher tous les matins pile à l’heure, pour me déposer à la gare. Aussi, il me suffisait de lui passer un coup de fil pour le prévenir de mon heure d’arrivée. Qu’importe la saison, il avait toujours répondu présent pour moi à l’aller comme au retour et ce, depuis 10 ans.
Je lui dois beaucoup de m’avoir épargné ce stress supplémentaire avec les petits taxis que connaissent très bien ceux qui prennent le train navette ou qui en sont dépendants pour se déplacer. Pour ma part, cette expérience avait été très éprouvante alors que j’entamais ma première année d’étude dans la capitale économique, située à quelque trente kilomètres de ma ville d’origine. Je me souviens que je ne trouvais pas plus détestable que de devoir utiliser ce transport en commun qui du reste rendait bien service. A chaque fois, j’enrageais en mon for intérieur contre le sans gêne des gens et le mépris des chauffeurs de taxi. Ainsi, je perdais un temps infini en n’osant pas grimper dans le premier tas de ferraille aux couleurs bien spécifiques qui passe, sans qu’on me le permette.
Ma timidité et mon manque de hardiesse ne me rendaient vraiment pas service. En me repérant tel un poteau sur le trottoir à deux endroits précis, ce brave homme avait volé à mon secours maintes fois. Un jour, mon interminable attente devant le quai de gare, l’avait carrément sorti de ses gongs. Il était revenu tout juste pour m’accompagner mais surtout pour me sermonner. Voyant que j’étais extrêmement fatiguée et prête à fondre en larmes, comme un père il avait changé de ton pour me réconforter. Il avait juré de me débarrasser définitivement de ce tracas en devenant mon chauffeur de taxi attitré. Durant toutes ces années, pas une fois, il n’avait failli à sa parole. Rien à dire, j’étais vernie!
Je ne savais rien de mon chauffeur de taxi, pourtant je lui faisais confiance. Parfois, avant de me déposer, j’étais ravie qu’il me balade avec des clients dans les endroits les plus reculés de notre ville. Je me dois de préciser que cette personne d’allure très soignée, peu bavarde, a toujours été très correcte. Tous les jours, il me demandait seulement si j’allais bien et si cela roulait dans ma scolarité. De mon côté, je restais tout le temps dans la réserve, mais il savait que je l’aimais bien. Même si je le suspectais d’être le conducteur de son engin personnel, je ne manquais pas de lui témoigner ma gratitude toutes les fins de trimestre avec un billet que je ponctionnais de mon argent de poche. D’ailleurs, il me fallait batailler fort pour qu’il finisse par l’accepter. Et dire qu’il avait tellement besoin de plus!
Pendant tout le confinement et le télétravail qui a suivi, je n’avais plus eu de taxi à prendre… Et puis, en me raccompagnant chez moi ces jours derniers, mon avenant chauffeur de taxi ne me semblait pas du tout serein. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Cela se sentait à sa posture et à sa manière de conduire totalement inhabituelles. Alors qu’un de ses confrères l’avait doublé tout en lui faisant une queue de poisson (une manière de se marrer entre eux), il avait pesté tout en marmonnant que ce salaud avait de la chance. Étonnée, je lui lançais un regard interrogateur qui demandait à en savoir plus. J’apprenais que le gars était en possession de sa propre «grima». Que cette autorisation de pouvoir exercer, véhicule non inclus, pouvait se vendre aujourd’hui à 600.000 dirhams. Ensuite, il m’avoua que lui par contre n’avait même pas de quoi s’acheter une bicyclette et que c’était probablement sa dernière semaine de travail.
J’ai su dans la foulée qu’il était le chauffeur de quelqu’un qui possédait trois petits taxis. Que ce dernier, face à la chute libre de ses recettes depuis les mesures restrictives sanitaires, avait décidé de vendre ce même véhicule qu’il conduisait. Il lui proposait tout de même de travailler à mi-temps en s’arrangeant avec les deux autres chauffeurs, mais qu’il ne comptait pas l’indemniser en frais de déplacement. Le bon sens lui suggérait l’arrêt d’exercer plutôt que de se tuer à la tâche presque gratis. Sauf qu’en cette période de crise, il risquait d’attendre longtemps avant d’avoir la chance d’être embauché. Et que dans les deux cas, il craignait de ne plus être en capacité de payer son loyer ou de subvenir aux attentes de son foyer.
On ne se réalise jamais à quel point les conditions de vie de certaines personnes peuvent être difficiles. Et moi, en ce qui le concerne je l’avais jugé sur son apparence. Aussi, je tombais de haut, en me rendant compte que j’avais toujours été un manque à gagner pour ce brave homme qui m’avait prise sous sa coupe. Sa bonté méritait toute la compassion du monde et j’avais mal à mon cœur de le savoir à son âge dans cette situation. En même temps, je haïssais cette réalité de n’avoir aucun pouvoir de lui venir en aide»
Mariem Bennani