«J’ai été abandonnée à ma naissance, dans un patelin. Je me souviens avoir vécu chez une très vieille femme jusqu’à l’âge de 7 ans, celle qui m’a découverte enroulée dans un drap et déposée au coin d’une rue. Cette femme, qui vivait dans la précarité totale, n’avait pas de famille, sauf une cousine éloignée habitant dans la contrée. Cette cousine lui faisait parvenir, en cachette de son mari, une petite somme d’argent par l’une de ses amies. Mais une fois qu’elle sut mon existence, elle a réduit de moitié son aumône.
Je savais tout ça par la vieille qui n’avait aucune affection pour moi. Elle me balançait plusieurs horreurs, sans souci. Elle répétait comme une rengaine que si elle avait eu toutes ses forces, elle se serait débarrassée de moi, parce que j’étais la poisse incarnée. Elle ne m’appelait presque jamais par le prénom qu’elle m’avait elle-même choisi, mais par «Bent el kelba ou Bent el haram». Elle répétait ainsi souvent «fille de chienne» ou «fille du péché» en me faisant travailler durement le plus possible. Elle me privait aussi de nourriture en affirmant que c’était elle qui avait besoin de forces. Elle est morte par un matin d’hiver rigoureux. Ma détresse était telle que je n’ai cessé de verser des larmes plusieurs jours durant. Je comprenais que je n’avais alors plus personne au monde. Des voisins, ceux qui ont fait la collecte de charité pour son enterrement et la sadaka m’ont recueillie chez eux, mais je n’étais pas bien traitée. Pour m’apprendre soi-disant le travail domestique, la maîtresse de maison me pinçait au sang. Je garde ces cicatrices profondes de griffures sur mon visage et mes bras. Se sont les traces de mon passé dans cette maison.
Je n’ai pas supporté longtemps cette vie; j’ai fui un an plus tard. J’ai connu la loi de la rue, pire que celle des maisons. Une fois qu’on y est, c’est le chaos, impossible de retourner dans les maisons. Je me suis retrouvée séquestrée et abusée sexuellement par un vieux, puis par un clochard vicieux et cruel. Il était le chef d’une bande qui mendiait ou volait pour lui. Une fois de plus, la fuite a été mon salut et celui de quelques membres du clan, une bande de jeunes comme moi. Nous étions six, le plus âgé d’entre nous avait 15 ans. Nous avons quitté le village pour une grande ville. Depuis, nous vivons dans les terrains vagues ou des habitations en ruine, des gares routières sous des autocars abandonnés. Tous, nous sniffons des gaz d’échappement, de la colle, du cirage, fumons des mégots et buvons de l’alcool à brûler, l’hiver, pour nous réchauffer. Nous ne pouvons hélas pas échapper à tout cela. Nous avons toujours vécu de mendicité sur la voie publique. Pour échapper à d’autres chefs ou à des vengeances, nous avons parcouru des kilomètres à pied dans le froid ou la chaleur. Je suis la seule fille du groupe, mon apparence a toujours été celle d’un garçon. C’est pour ne pas être la proie de tous les clochards et autres bandits qui circulent.
Tout cela semble terrifiant, mais cette vie, je la préfère à celle de l’époque de mes bourreaux. Je me sens libre et même protégée par le jeune homme qui est mon compagnon. C’est lui le père de mon enfant. Cette année, j’ai eu un bébé dans la rue. C’est mon destin, je le vis sans me poser de questions. J’ai tenté de changer de vie, mais mon aspect, le fait que je n’ai aucune identité, n’a jamais joué en ma faveur. Je n’ai ni une apparence convenable, ni éducation, je viens de la rue et je vis dans la rue. Qui pourrait me donner ma chance? Ma famille et mon univers, c’est la rue et les jeunes qui forment mon groupe. Mon compagnon et moi sommes heureux d’être parents: nous avons fondé la famille que nous n’avons jamais eue. Les gars, durant ma grossesse, se sont bien occupés de moi. Ils n’ont cessé d’être aux petits soins. J’ai mis au monde mon enfant grâce à l’aide d’une femme vivant elle aussi dans la rue. Elle avait vu mon ventre et m’avait suggéré de lui faire signe le moment venu. Cela s’est passé cet été, dans un terrain vague un peu en retrait de la ville.
Ce soir là, tous les garçons de la bande étaient aux abois. Ils avaient rapporté chacun de l’eau, de quoi faire du feu, des bassines, des serviettes, des vêtements, de la nourriture… J’ai cru mourir, mais le plus difficile est passé. Cet enfant, nous l’aimons tous et nous le traînons partout où nous allons. Il est docile, il ne pleure jamais. Maintenant, je ne peux plus me déplacer comme je veux, sa présence avec moi m’aide à mendier. J’ai aussi arrêté de me défoncer. Plusieurs fois, j’ai été questionnée par des passants. Désormais, je sais me défendre en leur rétorquant que ce n’est pas leur affaire. Ce n’est pas l’envie de me confier qui me manque, c’est seulement que je n’ai plus confiance en personne. Que pourraient-ils faire pour nous, sinon nous exploiter ou nous séparer? Si on me privait de mon enfant, je n’y survivrais pas. Je ne sais pas qui sont mes parents, je ne sais même pas s’ils sont morts ou vivants. Qu’est-ce qui a poussé ma mère à m’abandonner de cette façon? Moi, je ne le ferai jamais, ni mon compagnon d’ailleurs. Je veux que mon enfant grandisse avec nous, nous des parents vagabonds, orphelins, «chmakria» peut-être, mais qui feront l’impossible pour ne jamais l’abandonner. Nous avons trouvé une planque tranquille avec de l’eau. J’ai même un réchaud à gaz et de quoi nous couvrir pour dormir. Je ne sais pas pour combien de temps encore. Cet enfant, nous a tous donné du baume au cœur, un sens à notre pauvre vie. Je ne sais pas de quoi sera fait demain. C’est une question qu’on ne se pose jamais dans le clan. Mais nous sommes là pour cet enfant, nous l’aimons, nous le protégeons comme jamais personne ne l’a fait pour nous. Si un jour nous estimons que sa vie est menacée, alors nous trouverons une solution».
Mariem Bennani